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Seigneur, j'ai rétréci les Vikings. Chapitre 4


L’oreille cassée


Rester accrochée au corps de Séraphin était plus compliqué que Tuatha ne l’avait imaginé. L’agilité de la druidesse avait beau être exceptionnelle, le chevalier, toujours sous l’emprise du cœur de Coventina, titubait à travers les champs tel un ivrogne, grommelant des phrases incompréhensibles dans sa barbe. Chaque pas qu’il faisait demandait à Séraphin un effort insurmontable, et chaque pierre ou branche jonchant le sol faisait office d’obstacles complexes à surmonter quand il ne trébuchait pas tout simplement dessus.


Mais Tuatha ne lâchait pas prise, s’agrippant comme une forcenée à chaque lacet, chaque couture, chaque maille de tissus pour remonter le long du corps de son ennemi. Il lui fallut quelques minutes pour atteindre l’épaule de Séraphin. De ce perchoir improvisé, elle pouvait observer la lumière de l’orbe et des neuf éclats de Bifrost qui irradiaient à travers le gákti de Gersimi. Elle était certaine que ces artefacts étaient la seule solution pour retrouver sa taille d’origine et confronter Séraphin, mais courir le long de son bras représentait pour elle un risque beaucoup trop grand. Si par malheur le chevalier apercevait Tuatha, il pouvait l’écrabouiller en moins d’une seconde.

Elle décida finalement de grimper le long des cheveux de Séraphin pour atteindre son oreille.




Évitant de peu un doigt venu gratter le lobe suite aux chatouillis engendrés par l’opération, la druidesse s’engouffra dans le conduit auditif, tout en essayant de ne pas rester collée à la couche de cérumen qui le recouvrait. Elle se dirigea tant bien que mal jusqu’au tympan et se mit à tambouriner dessus à un rythme effréné tout en poussant un cri long et guttural. L’effet escompté ne se fit pas attendre. En plus de la douleur produite par les coups, l’effet de l’étrange musique de Tuatha sur son oreille interne lui fit instantanément perdre son équilibre, déjà fort instable.

Agrippant toujours le cœur de Coventina dans sa main droite, il tenta de fourrer l’auriculaire de son autre main dans son oreille, manquant de peu d’écraser Tuatha contre son tympan. Mais heureusement pour elle, le doigt de Séraphin ne put s’enfoncer suffisamment profondément pour cela.


-Abandonne le cœur et les éclats, hurla Tuatha. Tu tiens entre tes mains des sources de magie que tu ne peux pas maîtriser. -Allez au diable, sorcière ! Combien de fois faudra-t-il que je vous tue ? Le regard de Séraphin s’arrêta alors sur le cours du ruisseau, éloigné de quelques mètres à peine. S'il n’arrivait pas à atteindre le fond de son oreille lui-même, un courant d'eau serait capable de s’infiltrer partout. Le Douet était à peine plus profond qu’un petit fossé, mais il réussit tout de même à plonger toute sa tête dedans en écrasant son nez dans la vase. Puis, il attendit en retenant sa respiration le plus longtemps possible, ne retirant son visage que lorsque ses poumons furent prêts à exploser. Il resta agenouillé quelques instants sur la rive le souffle court , mais le sourire aux lèvres. La douleur et les sons produits par Tuatha avaient enfin disparu. Il était un petit navire. Quand il entendit Klotilde dévoiler son plan au reste du clan, Svarold crut un instant que la jeune femme était prise d’un instant de folie passagère, certainement traumatisée par ces dernières minutes passées à combattre une araignée de dix fois sa taille et un chevalier aux proportions encore plus dingues. Mais ce qui le stupéfia encore plus fut de voir le reste des Vanirviks répondre à ses propos avec enthousiasme, sans remettre en cause un seul instant la faisabilité de la chose. -Vous souvenez-vous de ce morceau de parchemin plié en forme de navire que Tuatha m’a offert ce matin ? demanda la capitaine à ses camarades. Nous allons l’utiliser pour re-descendre le ruisseau et tenter de rattraper Séraphin avant qu’il n’atteigne le village.


-Mais cette embarcation semble manquer d’une voile, fit remarquer Svarold.


-Utilisons une feuille de pommier, lui répondit Gersimi du tac au tac. Nous pourrons la fixer à l’embarcation à l’aide des restes de toile d’araignée ! Avant même que Svarold pût faire part d’une des dizaines d’observations pratiques qui envahissaient son esprit en cet instant, le groupe se mit immédiatement à la tâche au rythme des ordres de Klotilde pour préparer le navire de fortune. Ravalant ses doutes pour lui-même, Svarold suivit le mouvement, surtout parce que la situation ne lui offrait pas vraiment d’autre option. Les solides toiles de l’araignée servirent non seulement à installer la voile végétale, mais aussi comme cordages pour tirer le bateau jusqu’à la bouche de la source, située à une cinquantaine de mètres, ce qui leur prit un bon petit quart d’heure à atteindre.





Tous prirent alors position dans la coque de l’embarcation. Ayant servis plusieurs années sous les ordres de Klotilde, Gudrun et Rolf s’occuperaient des cordages depuis bâbord tandis que le grand Alwin prendrait seul la charge de ceux de tribord. D’une agilité presque équivalente à celle de Tuatha, et douée d’une perception plus accrue de son environnement grâce à ses talents d’enchanteresse, Gersimi se tiendrait à la proue pour observer la route. Klotilde dirigerait le bateau grâce à un gouvernail constitué lui aussi d’un petit morceau de feuille de pommier savamment découpé. Chargé de la défense du navire, Svarold s’était armé d’une lance que Gudrun lui avait confectionné dans une des pattes de l’araignée. Elle prit le temps du transport jusqu’au cours d’eau pour attacher une des mandibules à la pointe de cette lance de fortune et pour l’enduire de venin afin de se défendre contre toute rencontre d’un potentiel insecte belliqueux.


Il ne restait plus à Svarold qu’à attendre le signal de Klotilde pour trancher, à l’aide de son arme, le dernier cordage de toile qui retenait le bateau, lorsque Gersimi prit la parole pour une étrange requête.


-Avant que nous prenions les flots, je pense que nous devrions nommer notre snekkja ! -Je suis bien d’accord, affirma le grand Alwin. Si je dois mourir ce soir, je ne voudrais pas que ce soit à bord d’un navire sans nom ! Alors qu’elle testait encore la maniabilité de son gouvernail, Klotilde leva la tête vers Gersimi en souriant. -Je propose le nom de Danann. Après tout, c’est le courage et la ténacité de Tuatha de Danann s’accrochant aux basques de notre ennemi qui m’ont inspiré cette tentative de navigation en eaux douces. Et c’est bien pour lui sauver la vie que nous allons risquer la nôtre. -Pour Tuatha, répondit simplement Gersimi. -Pour Tuatha !!! cria en cœur le reste de la bande. -Vous pouvez couper le cordage, monsieur Svarold, bienvenue chez les Vanirviks, dit-elle en serrant le gouvernail dans ses mains. -Si nous survivons à une telle folie, je veux effectivement bien vous suivre où bon vous semble, ricana Svarold en abattant son arme sur le lien qui les rattachait à la terre. Guerre civile.


Osbert n’avait jamais vraiment eu l’impression d’être le véritable Baron de Janville. La plupart des décisions qu’il annonçait au peuple étaient en réalité prises par Adelaïde, sa mère. Elle avait pris la régence de la baronnie à sa naissance et l’habitude du commandement ne l’avait jamais quittée. Et quand bien même Osbert essayait de prendre confiance en lui avec l’âge, les rares fois où il mettait en doute la parole de la matriarche étaient très vite étouffées par des remontrances du chevalier Séraphin. L’écoute et la confiance que les deux autres Barons avaient placées en lui pendant leur discussion lui avaient donc mis beaucoup de baume au cœur, et prendre la parole devant les habitants du village pour exposer les règles des élections le remplissait de fierté. C'était un honneur que lui faisait le Baron d'Harcourt qui prenait autant de plaisir que Thorulf à voir le jeune homme s'affirmer.



-Premièrement, le vote auquel nous allons procéder ce soir est ouvert à toutes et tous. Que vous soyez né ici ou nouvel habitant, propriétaire ou simple vilain, chaque voix aura la même valeur. Mis à part quelques chuchotements, l’assemblée réagit étrangement peu à cette annonce. Les membres des familles réfléchissant surtout à la façon dont ils avaient traité leurs gens dernièrement et si ceux-ci n'allaient pas se retourner contre eux, chacun se mit à faire de complexes calculs dans sa tête sans réellement prêter attention au fond de ce qui leur avait été dit. Osbert reprit : -La deuxième règle dicte que les votes ne se feront pas à main levée mais en écrivant le nom de votre élu sur un petit morceau de parchemin afin de préserver votre choix par le sceau du secret. Notez au passage l’effort financier que fait le Baron d’Harcourt pour vous quand on connait le prix du parchemin dernièrement. Vous les déposerez dans une boîte que mes deux homologues et moi-même garderons à notre table. Nous ferons enfin le décompte des voix personnellement, devant vous. -Vous semblez oublier que la plupart des gens ici ne savent pas écrire! interrompit Childéric Couloux, balayant d’un bras l’assemblée. Je demande à ce que les lettrés puissent aider leurs camarades à remplir les parchemins !

Le Baron d’Harcourt prit sa respiration pour lui répondre, mais Osbert réagit du tac au tac, sans la moindre hésitation. -Bien tenté, monsieur Couloux. Mais non. Nous avons déjà pris cela en considération. Une pile de parchemins vierges sera tenue aux côtés des Barons, et nous remplirons les parchemins avec le nom que les électeurs nous glisseront à l’oreille. Et pour éviter qu’il vienne à l’idée de quelqu’un de déposer plusieurs parchemin à la fois, nous garderons trace des votants et de leur passage, sur la tablette de cire que voici. Maintenant, si vous voulez bien vous taire, laissez-moi vous exposer la troisième règle. Surpris par le ton autoritaire d’Osbert, Childéric se rassit sans rien dire. -Jugeant que vos bisbilles ancestrales ont suffisamment abîmé les relations entre les habitants, et étant donné l’apparente incapacité des patriarches à maintenir une bonne entente sur le territoire, nous avons décidé que chaque habitant, riche comme pauvre, homme comme femme, soit éligible. -Attendez Monseigneur! J’espère que c’est une blague! s’insurgea immédiatement Eudes Goubert. Vous ne pouvez pas croire qu’un serveur de l’auberge pourrait commander à tout un village ! -SERVIR, un village, rétorqua D’Harcourt. Le rôle d’un bourgmestre est de servir ses habitants. Pas de les commander. -Et vous pensez qu’une bonne femme peut servir la communauté chaque jour que Dieu fait ? répondit Hugo Clermont, rouge de colère. Imaginez vous une décision importante à prendre pendant les périodes menstruelles ? -Mes périodes menstruelles ne semblent pas te gêner quand il s’agit de tenir la boutique, répliqua immédiatement sa femme Hermance en se levant de son banc pour le pointer du doigt. -Il est hors de question que je reçoive des ordres d’une femelle ! hurla Childéric en brandissant le poing en l’air. Il ne garda pas sa pose héroïque bien longtemps, interrompu par un gobelet de métal lancé par sa propre fille qui lui atterrit en pleine poire. -Depuis la mort de maman, c'est moi qui fait tout à la maison, alors écoute le baron et ferme ta goule ! En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la halle se transforma en un champ de bataille sur lequel les plats avaient remplacé les lances et les chaises avaient pris la place de boucliers. “Mort aux patriarches”, “Foutez les propriétaires dans le Douet”, “Les commis de cuisine au gibet” ! -Et bien, ça a escaladé rapidement, se désespéra Bernard d’Harcourt, le regard perdu dans le vide, une petite seconde avant qu’un œuf s’écrase sur son crâne.



Le ruisseau sans retour Si les occupants du bateau de parchemin s’attendaient à partir à grande vitesse, ils ne furent pas moins surpris de l’intensité avec laquelle leur embarcation se mit à descendre le cours du Douet. Dès les premiers instants, Klotilde dut s'agripper à son gouvernail et répondre d’une seconde à l’autre aux indications de Gersimi. “Un rocher à bâbord !”, “Un branchage à tribord !” Quand on est réduit à la taille d’un insecte, un petit ruisseau prend rapidement des allures de rapides au nombre d’obstacles impressionnant. Le reste de la bande n’était pas en reste, tentant de répondre du mieux qu’ils pouvaient aux ordres de leur capitaine. -Monsieur Svarold, j’espère que vous mentionnerez cette histoire quand on vous reparlera de la réputation des Vanirviks, ricana Gudrun entre deux manipulations de voilure. -Je doute pouvoir raconter la plus petite anecdote de cette aventure sans passer pour un fou. -Faites comme nous alors, et moquez vous de passer pour quoi que ce soit ! -Je tâcherai d’y penser si je survis à cette affaire, dit Svarold en embrochant du bout de sa lance un moustique qui fonçait vers eux. -BARRAGE DROIT DEVANT ! Cet avertissement lancé par Gersimi attira immédiatement l’attention de toute la petite troupe vers une construction de brindilles et de branchages qui entravait le cours du ruisseau à quelques mètres devant eux. C’est à la jonction du torrent issu de la source et du cours principal du Douet qu’une famille de Castors avait décidé d’ériger une de ces écluses dont seuls ces animaux ont le secret. -Même sans mes éclats de Bifrost, je serais capable de créer une boule d’énergie qui nous servirait de tremplin pour ne pas nous encastrer dans le barrage et serait capable de nous faire passer par dessus, mais je n’ai aucune idée de la hauteur de la chute qui nous attend derrière, prévint la sorcière. -Qu’à cela ne tienne, répondit Klotilde, c’est notre seule chance d’atteindre le village avant Séraphin. Si nous nous encastrons dans ces branches, nous n’aurons aucune chance de le rattraper. -Accrochez vous à ce que vous pouvez, dit Gersimi en se dressant à la poupe du navire. Elle commença à faire tourner ses mains l’une autour de l’autre, comme si elle enroulait une pelote de laine invisible, tout en récitant des mots que même ses compagnons Scandinaves ne comprenaient pas. Au grand étonnement des deux castors présents sur la construction, l’eau qui léchait la cîme du barrage en amont se mit à enfler comme si on la poussait vers le haut. Les quelques centimètres gagnés par cet enchantement permirent immédiatement au ruisseau de dépasser la hauteur de l’édifice, juste à temps pour que le Danann passe au-dessus.



Comme le craignait Gersimi, il y avait au moins un pied de hauteur entre le pic du barrage et le reste du ruisseau en aval. Ce qui équivalait à une chute d’au moins trente mètres si on avait voulu le rapporter à la taille originale des Vanirviks rétrécis. Et au vu de la situation, la chute se passa plutôt bien. L'extrême stabilité du pliage de Tuatha permit au navire d’atterrir à l’endroit, et chacun de ses occupants s’étant attaché aux cordages comme ils le pouvaient, aucun d’entre eux ne passa par-dessus bord… Excepté Gersimi. La manipulation demandée par son enchantement avait empêché la Bifroster de s’assurer comme ses camarades et elle fut projetée hors du navire en plein milieu de la chute, atterrissant dans l’eau à quelques centimètres des autres.

En temps normal, il aurait semblé normal que l’impact d’une telle chute brise les os de chacun des passagers du navire, mais la réduction de leur taille avait engendré une telle réduction de leur poids qu’il n’en fut heureusement rien. De l’autre côté du barrage se trouvait l’embranchement du ruisseau et de la véritable rivière, un peu plus large, profonde, et au courant moins chaotique, même si toujours aussi puissant. -Nage plus vite, je vais te lancer une toile d’araignée pour te tirer vers nous ! cria Rolf à Gersimi tandis que les autres tentaient de ralentir la course du navire. -Qu’est-ce que tu crois que j’essaye de faire ? hurla Gersimi en retour, tout en tentant tant bien que mal de se déplacer dans le liquide. Au sein de l’eau, toutes les molécules sont entourées par leurs congénères. Mais à la surface, à l’interface entre l’eau et l’air, les molécules d’eau ne sont entourées d’autres molécules d’eau que sur le côté et en dessous. Elles vont donc pouvoir mettre un peu plus d’énergie dans le plan horizontal qu’ailleurs : elles se serrent les coudes. La cohésion entre molécules d’eau y est donc plus forte. Il se forme en fait comme une mince pellicule, une fine peau à la surface de l’eau, légèrement plus résistante que le reste du liquide. C’est cette particularité qui permet à certains insectes de marcher, ou de glisser sur l’eau sans couler. C’est aussi cette particularité qui empêchait Gersimi de nager correctement, l’opération lui demandant beaucoup plus d’efforts qu’à l’habitude. Alors qu’elle se dirigeait tant bien que mal vers le mince filet lancé par Rolf, l'enchanteresse sentit quelque chose lui frôler les pieds. Elle baissa alors les yeux pour voir une longue forme serpentine se dérouler au-dessus de la vase, remuant tout un nuage de poussière sous-marine qui laissait malgré tout apercevoir ses écailles. -On va avoir besoin d’un plus gros bateau, se désespéra Rolf. La créature jaillit derrière Gersimi dans une gigantesque gerbe d’eau. Un poisson à la dentition terrifiante et au regard prédateur se dirigeait vers elle avec la vitesse de quelque chose qui avait très faim. -Une anguille ! s’exclama Klotilde. Avec la force du désespoir, Gersimi réussit à s’éjecter au-dessus de l’eau et à éviter le claquement de la mâchoire de l’animal, et comme si elle avait su le faire toute sa vie, elle se mit à courir sur la fine pellicule de liquide plus résistante de la surface, comme un petit insecte. Elle ne sut jamais dire si c’était seulement grâce à sa légèreté du moment ou si la panique lui avait fait invoquer un certain enchantement malgré elle. Mais quoi qu’il en soit, Gersimi marchait sur l’eau, ou plutôt cavalait sur l’eau, laissant le reste des vanirviks bouche bée pour quelques instants.



Mais l’anguille était moins impressionnable que les humains et ne tarda pas à se remettre en place pour une deuxième tentative de croquage. Attaquant cette fois par en dessous, la bête ne réussit cependant qu’à projeter l'enchanteresse en l’air. Gersimi réussit alors à diriger sa retombée vers le navire et à s’agripper aux cordages en toile d’araignée pour ne pas retomber dans la rivière. Seul de l’équipage à avoir réussi à reprendre ses esprits au plus vite, Svarold profita de cette deuxième attaque pour jeter sa lance de fortune sur l’anguille au moment même où sa gueule sortait de l’eau. D’un geste précis, il atteint l’intérieur de la bouche du poisson, fichant sa pointe droit dans son palais. Surprise par la douleur, l’anguille ne leur fit pas la grâce d’une troisième attaque et partit immédiatement se réfugier dans la vase.


-C’était bien trop intense, souffla Gersimi en descendant de la voilure.


-Tu as marché sur l’eau, répondit Rolf, toujours éberlué par ce qui venait de se passer. -Et encore, dès que nous aurons rattrapé Séraphin et retrouvé notre taille d’origine, tu auras certainement la chance de me voir multiplier les pains… Dans sa face.

-Et bien reprenons nos postes, dit Klotilde. J’entrevois enfin les lumières du village et nous devons les atteindre au plus vite. Je sens que le parchemin du bateau s’imbibe trop de liquide. Je ne voudrais pas finir le trajet en essayant de courir sur l’eau comme toi. Retrouvailles -Je pensais avoir connu un public de sauvages en Armorique, mais ces gens sont vraiment les pires que j’ai jamais eu à rencontrer/rencontré.

Josuah observait avec un air hagard la halle qui était devenue un véritable pugilat. Les règles du vote énoncées par Osbert, loin d’avoir calmé la situation entre les trois familles, avait multiplié les conflits. Hommes contre femmes, pauvres contre riches, pêcheurs contre chasseurs. On ne savait plus qui tapait sur qui, et le capitaine de la garde de Bernard d’Harcourt, dépassée par les événements, décida tout simplement d’emmener les trois Barons et leur suite à l’abri dans la Boule d’Or. -Je suis désolé de vous avoir entraînés dans cette situation, dit Bernard à Thorulf et Osbert alors qu’ils se dirigeaient vers l’auberge. J’ai cru que les villageois mettraient leurs chicanes en sourdine, au moins le temps de rencontrer des gens venus de l’extérieur. J’avais tort. -Etant donné que c’était mon idée, je ne saurais vous en tenir rigueur, répondit Thorulf. Vous avez fait de votre mieux, et j’avoue qu’un tel niveau de mésentente entre habitants tient du jamais vu pour moi. Quand la petite troupe entra dans l’auberge, les hommes d’Harcourt barricadèrent tout de suite la porte derrière eux. Les lieux étaient vides, les propriétaires étant eux aussi occupés à se battre sous la halle. -L’endroit est bien silencieux, remarqua Folker. Je pensais que mon frère Rolf et les autres étaient toujours ici à boire du cidre.


-Je n’y pensais plus à cause de tout ce charivari, mais maintenant que vous le dites, je trouve aussi étonnant de ne voir aucune trace du chevalier Séraphin ou de mes hommes, dit Osbert. Ce n’est pas dans leurs habitudes de laisser les hommes d’armes d’un autre baron s’occuper de ma sécurité.

-Et je suis moi même étonné qu’il vous ait fallu autant de temps pour remarquer mon absence. La salle à manger dans laquelle ils se tenaient n’était éclairée que par les torches de trois hommes d’Harcourt, et personne n’avait vu que Séraphin s’y trouvait, couvert de boue, assis sur un tabouret de l’autre côté de la pièce. Il tenait son épée dans la main droite, la lame posée sur ses genoux, légèrement éclairée par la luminescence du cœur de Coventina et des éclats de Bifrost toujours emballés dans le vêtement de Gersimi, attaché somme un sac à sa ceinture.


-Séraphin, que vous est-il arrivé mon ami ? Reconnaissant immédiatement la pièce de Gákti, Thorulf posa sa main sur l’épaule d’Osbert pour l'empêcher d’avancer vers le chevalier. -Que faites-vous avec le vêtement de Gersimi, demanda-t-il. Que s’est-il passé ? Conscient que la situation prenait une tournure potentiellement bien plus dramatique que la bagarre des villageois, le Baron d’Harcourt fit un signe discret de la main à son capitaine pour que ses hommes dirigent leur attention sur le chevalier plutôt que sur la porte. -Gersimi… répéta Séraphin d’un air songeur. Vous voulez certainement parler de cette sorcière responsable de la mort de mes hommes. De cette diablesse qui portait sur elle ces pierres aux pouvoirs démoniaques ? En prononçant ces mots, il se leva de son tabouret en brandissant le paquet luminescent. Son regard était rempli de haine et sa rage était telle que la bave lui montait aux lèvres.


-Monseigneur, dit-il à l’adresse d’Osbert. Je vous demande de vous éloigner immédiatement de cette bande de païens sans scrupules. Ce soir, les camarades de ce soi-disant Baron Thorulf se sont rendus coupables de la pire des sorcelleries, et je suspecte que ce soit un autre de ces maléfices qui soit responsable de la tournure dramatique de votre réunion.


Osbert ne savait que faire. Il avait beau être son suzerain, il n’avait jamais vraiment contredit Séraphin en quoi que ce soit, et même si ses dires paraissaient complètement fous, il se pouvait toujours qu’il ait raison. Peut-être que Thorulf cachait de noirs dessins derrière ses sourires débonnaires. Peut être que le Baron d’Harcourt avait l’esprit voilé par ses origines. Peut être que la grande culture de Folker n’était que mensonges. Son regard croisa une fois de plus celui d’Astrid. La jeune fille essayait de contenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Et ce qu’Osbert lisait dans ses yeux n’était ni de la méchanceté, ni de la malice ; seulement la peur que le chevalier ait tué son amie.

-Baissez votre arme, mon ami, je vous en prie, implora le jeune Baron. Je vous assure que personne ici ne me veut de mal, et quoi qu’il vous soit arrivé, nous pourrons trouver une solution au calme, entre gens de bonne foi. -Je vois qu’il est trop tard pour vous faire revenir à la raison, monseigneur, mais je saurai vous guérir une fois délivré des griffes de ces démons. Sur ces mots, Séraphin se mit à courir en direction de Thorulf avec la ferme intention de le tuer. Bernard d’Harcourt, qui n’osait pas jusque-là ordonner à ses hommes de passer à l’action de peur d’entrer en conflit avec Osbert, se mit alors à hurler.

-Protégez le Baron Thorulf ! Ses hommes d’armes se jetèrent alors entre Thorulf et Séraphin, mais même une dizaine de guerriers bien entraînés n’étaient pas de taille contre l’habileté et la force exceptionnelles du chevalier, décuplées par l’emprise du cœur de Coventina. Le capitaine de la garde fut le premier à en faire les frais, décapité net par la première frappe de Séraphin. La deuxième mit à terre trois hommes d’un coup, tuant deux d’entre eux en un seul mouvement et jetant le troisième à terre, privé soudainement de son bras, dans l’opération.

Il ne fallut pas beaucoup plus d’efforts au chevalier fou pour mettre les six autres hommes hors d’état de nuire. Les torches que trois d’entre eux tenaient tombèrent à terre en même temps que leurs corps démembrés et les flammes commencèrent à ronger le plancher de bois tandis que Séraphin tournait le regard vers Thorulf. -Thorulf des Vanirviks, voici venir la fin de votre emprise sur ces terres, dit Séraphin en serrant les dents tout en se jetant sur lui, l’épée en avant. Séraphin était exceptionnellement rapide, mais il ne le fut pas assez pour éviter le castor qui lui sauta soudainement au visage. Entre autres étranges pouvoirs, Tuatha avait celui de pouvoir dialoguer avec la plupart des mammifères. C’était ce don qui lui permettait de chevaucher un cerf sauvage en lieu et place d’un cheval domestiqué, et c’était ce don qui lui avait permis de rattraper très vite son retard sur Séraphin. Lorsque ce dernier l’avait éjectée de son oreille en plongeant son visage dans le Douet, elle avait tout d'abord été entraînée par le courant avec une force contre laquelle elle ne pouvait rien. Elle s’était alors retrouvée projetée contre le barrage qui avait aussi manqué de bloquer le chemin de ses camarades. Elle avait aussitôt utilisé sa capacité pour dialoguer avec un des castors qui se trouvaient là et le convaincre de ratrapper le chevalier, puis de le prendre en filature. Malgré l’idée que l’on peut en avoir quand on les observe de loin, les castors ne sont pas de petits animaux. Ils peuvent parfois atteindre plus d’un mètre de long et peser jusqu’à quarante kilos. Celui que Tuatha s’était choisie comme compagnon n’était certes pas si gros, mais il n’en reste pas moins que le poids d’un tel animal sautant au visage d’un humain se trouve largement suffisant pour le déséquilibrer.


Les bras chargés de son épée et du paquet de pierres magiques, Séraphin tituba à travers la pièce alors qu’il se faisait mordre le visage par le rongeur. Pris de panique, il se jeta à travers la première fenêtre venue en hurlant sous le regard médusé des survivants.


-Sortons d’ici au plus vite, cria Runhilde en sortant ses compagnons de leur torpeur, l’auberge prend feu !



Deus ex

Comme toutes les enchanteresses de l’école des Bifrosters, Gersimi entretenait une relation particulière avec ses pierres magiques. Cette forme de magie particulière finissait, avec les années, à tisser un lien très fort entre les éclats de Bifrost et leurs porteurs. Tandis que Klotilde dirigeait enfin le bateau de parchemin à travers le bras de rivière qui courait dans le village, Gersimi pouvait ressentir physiquement que sa petite troupe se rapprochait des pierres, et donc de Séraphin.


-Si mes souvenirs sont bons, ce bras de rivière va nous mener directement au petit lavoir en dessous de l’auberge, dit Klotilde. -Il va nous falloir l’atteindre rapidement, répondit Svarold en fixant des yeux le court d’eau derrière eux. J’ai l’impression que l’anguille n’a pas lâché l’affaire et qu’elle se rapproche dangereusement. Alors qu’ils s’approchaient du lavoir, des bruits de combat venant de l’auberge qui les surplombait attira leur attention au moment même où Séraphin traversait la fenêtre dans un fracas de verre brisé.





La chute du chevalier et du Castor les amena à plonger directement devant le bateau, qui, secoué par les vagues, se retourna immédiatement en projetant tout l’équipage à la baille. -Nagez jusqu’au lavoir, hurla Klotilde ! Il faut l’atteindre avant que les anguilles ne rappliquent ! -Ne m’attendez pas, répondit Gersimi, je vais récupérer mes éclats. Entre la violence de sa chute et son combat contre le castor qui lui avait profondément planté ses quenottes dans la joue, Séraphin avait à la fois lâché prise de son épée, et surtout du gakti dans lequel il avait empaqueté les artefacts magiques. Sans une seconde d’hésitation, l’enchanteresse plongea vers le fond de la rivière vers lequel le poids du cœur de Coventina avait entraîné le vêtement. Elle s'engouffra ensuite à travers la toile du gakti pour tenter d’être au plus proche des artefacts magiques. Gersimi laissa échapper quelques bulles d’air de surprise quand elle tomba nez à nez avec Tuatha, qui avait pris la même route qu’elle, pour les mêmes raisons. “J’aurais dû me douter que ce castor n’était pas sorti de nulle part”, pensa-t-elle en souriant à son amie. Pendant ce temps, Klotilde et ses quatre camarades étaient encore en plein effort de nage au milieu des remous créés par le combat de Séraphin et du castor. Un mètre à peine les séparait encore du rivage quand ils virent deux formes longilignes se diriger vers eux à toute vitesse. -Des anguilles, souffla Rolf, paniqué. Il y a deux anguilles ! Les deux poissons affamés nageaient vers eux très vite, trop vite, beaucoup trop vite, ne leur laissait aucune chance d’atteindre le petit quai du lavoir avant de se faire dévorer. Alors que la gueule du plus gros des poissons se refermait sur lui, Rolf ferma les yeux avec une dernière pensée amère pour son frère jumeau. De ce tragique destin, c’était bien l’idée que Folker ne puisse même pas rendre les derniers hommages à son corps qui le rendait le plus triste. Il ressentit alors un choc d’une violence phénoménale à travers tout son corps, mais ce n’était pas celui d’une mâchoire qui se refermait sur lui. Etonné d’être toujours en vie, Rolf ouvrit timidement les yeux pour découvrir que tous ses amis et lui-même étaient assis dans l’eau, avec leur taille d’origine. A quelques mètres à peine, une Tuatha furieuse était en train de ramasser un Séraphin inanimé, par le col. Épuisé, affaibli, se tenant le visage à deux mains, il s’était écroulé non loin du fossé. Elle n’avait eu alors qu’à lui porter un coup de poing bien placé pour qu’il s’évanouisse. Elle le traîna jusqu’au cours, le saisit par les cheveux et lui plongea le visage dans l’eau, avec la ferme intention de le noyer. -Ne fais pas ça, Tuatha, dit Gersimi alors qu’elle enfilait son gakti trempé tout en rattachant ses éclats à ses poignets. Cette enflure a voulu nous tuer sans nous offrir de jugement, prouvons que nous valons mieux que lui et faisons le prisonnier. Je pense que nos trois Barons sauront trouver un châtiment à sa hauteur. -De plus, il semblerait que nous ayons un problème plus urgent à traiter, interrompit Klotilde en montrant le ciel du doigt.


Dans la direction qu’elle indiquait, deux ombres longilignes gigantesques aux reflets dorés se découpaient devant le ciel rougeâtre du petit matin. -Par Freya, se lamenta Gersimi. Nous avons agrandi les anguilles ...




Incendies Pendant ce temps, les trois Barons s’étaient extirpés de l’auberge en feu. Toujours accompagnés d’Astrid, Folker, Runhilde, Josuah, et de l’abbé Chaumoite, ils tentèrent directement d’attirer l’attention des villageois sur l’incendie qui se répandait rapidement aux maisons adjacentes. Mais ce ne sont pas leurs cris qui stoppèrent la bagarre générale. -Des dragons ! Nous sommes attaqués par des dragons !

En effet, la silhouette des deux anguilles qui venaient d’apparaître derrière les bâtiments enflammés avait tout de l’image d’épinal d’une attaque de cracheurs de feu.



Les Anguilles Dragonesques, par Camille Tardieu.


Effrayée, comme tous les autres par ce tableau apocalyptique, Astrid saisit la main de Thorulf pour trouver du réconfort. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle se rendit compte que la main qu’elle avait empoignée était bien plus fine, et bien plus douce que celle de son père adoptif. Elle s’était agrippée par accident à Osbert au lieu de Thorulf. -Excusez-moi, dit-elle alors que ses joues se faisaient plus rouges que les flammes de l’incendie. Je vous ai confondu … Osbert ne lâcha pas la paume d’Astrid. Bien au contraire, il enlaça ses doigts avec les siens d’une poigne ferme mais rassurante. -Ne soyez pas timide, demoiselle Astrid. Je suis autant terrifié que vous. Thorulf ne remarqua pas la scène, son regard venant d’être attiré par Klotilde et ses camarades qui accouraient sur la place avec Séraphin qu’ils avaient ligoté à l’aide de sa propre ceinture. -Les amis ! Quel plaisir de vous revoir ! Savez-vous d’où ont surgi ces créatures infernales ? Et pourquoi donc êtes vous nus ? -C’est une longue histoire, et je suis désolée de vous apprendre que votre chevalier en est à l’origine, dit Klotilde en s’adressant à Osbert. Mais ne vous inquiétez pas, Tuatha et Gersimi s’occupent de ce problème de poissons.


Les anguilles sont réputées pour être capable de chasser aussi bien sous l’eau qu’à l’air libre, ceci grâce au mucus qui protège leurs corps et à l'étroitesse de leur orifice branchial qui leur évite l'asphyxie. Loin de paniquer à l’idée de se trouver hors de l’eau, les créatures virent immédiatement la foule qui commençait à s’affoler sur la place comme un excellent repas. Alors que l’ensemble des humains présents dans le village semblait promis à un tragique destin, une troisième créature géante sembla surgir de nulle part. Quand elles avaient compris que le sortilège qui leur avait rendu leur taille avait décuplé celle des anguilles au passage, Tuatha et Gersimi avaient très vite réagi en décidant d’utiliser le cœur de Coventina pour fabriquer un adversaire à leur échelle : Le castor. Encore une fois chevauché et dirigé par Tuatha, le rongeur géant se précipita sur les anguilles afin de les maîtriser. Gersimi, quant à elle, posée sur le nez du rongeur avec le cœur de Coventina dans les mains, attendait le moment où elle serait assez proche pour sauter sur les anguilles et leur rendre leur taille normale.


-Quelle est cette femme qui semble voler entre les deux dragons ? demanda le Baron d’Harcourt, les yeux fixés sur le combat. -C’est Gersimi notre Bifroster, répondit Klotilde. Je suis désolée de vous décevoir mais il s’agit d’anguilles géantes. Je pense qu’elle a la situation bien en main, voire même qu’elle est heureuse de pouvoir enfin utiliser ses capacités pour combattre quelques créatures.



La foule entière, à la fois terrifiée et fascinée resta bouche bée quelques instants devant ce spectacle inédit. Mais ça n’était toujours pas suffisant pour faire taire les réflexes querelleurs de certains d’entre eux. -C’est avec toutes les saloperies que déversent les Couloux dans la Rivière que ça nous donne des poissons géants, s’insurgea Childéric Couloux. -Si Goubert n’avait pas construit sa maison en bois comme tout le monde, l’incendie ne se propagerait pas aussi rapidement, accusa Hugo Clermont. -Si les Clermont ne vendaient pas leurs armes de leurs forges au premier venu, on aurait des épées pour aider ce valeureux castor, dénonça Eudes Goubert. -C’EST PAS BIENTÔT FINI, OUI ! Ce surprenant cri du cœur venait de Runhilde. Excédée, la jeune lépreuse se dressa devant les trois patriarches.

-Votre village est en feu. Vos sœurs, vos frères sont promis à une mort certaine, et tout ce que vous trouvez à faire est de vous rejeter la faute les uns sur les autres tandis que de parfaites étrangères risquent leur vie pour vous ? Si vous voulez prouver que vous êtes des chefs, passez à l’action. Trouvez des récipients, remplissez les de l’eau du Douet, formez des chaînes humaines et empêchez les flammes de se répandre dans les autres bâtiments. Conduisez-vous enfin comme des adultes ! Au moment où elle disait ces mots, un grand flash de lumière bleutée éclata dans le ciel, et la première des anguilles disparut, signal que Tuatha et Gersimi n’avaient plus qu’un poisson à rétrécir. Les habitants suffisamment proches de Runhilde pour entendre son discours se regardèrent entre eux, honteux d’avoir donné une telle image à des gens de l’extérieur. -Je vous remercie, dame Runhilde, dit le Baron d’Harcourt. Je n’avais jamais osé leur dire ces vérités telles quelles. Mais malheureusement, même si nous nous y mettons tous ensemble, ce n’est pas quelques seaux et écuelles qui suffiront à éteindre ce brasier. -Je vais vous aider, dit Runhilde en clignant de l'œil en direction de Josuah. Le ménestrel brandit alors son luth tandis que la chanteuse traça un signe dans la terre à ses pieds. Il s’agissait de Laguz, la rune de l’eau et des océans. Accompagnée par les douces notes de Josuah, Runhilde entreprit un chant dans une langue que même les Scandinaves ne comprenaient pas, à part Thorulf et les frères Kobbold. Le Baron et les jumeaux accompagnèrent la lépreuse dans son chant, dont les notes envoûtantes parcoururent toute la place, faisant frissonner les colonnes vertébrales et libérant les cœurs. En quelques instants, le ciel s’assombrit de nombreux nuages semblant sortir du néant, et une pluie torrentielle s'abattit sur le village.



-Des sorcières, ce sont des sorcières, hurla Séraphin, encore plus rageux que quand il était sous l’emprise du cœur de Coventina. -Si telle est la voix des sorcières, c’est la voix de la raison, répondit Osbert en fixant son chevalier avec un regard de défi. Le jeune Baron et Astrid furent les premiers à ramasser des récipients dans les restes du banquet saccagé. Il ne fallut pas plus d’une minute pour que les habitants se joignent à eux et commencent une chaîne humaine pour amener le plus d’eau possible vers les maisons qui pouvaient être sauvées. Quand la deuxième anguille fut mise hors d’état de nuire, Tuatha et Gersimi rendirent aussi une taille raisonnable au castor avant de rejoindre l’effort commun. Le combat contre l’incendie dura plusieurs heures, sans cris, sans pleurs. Les villageois étaient en train de perdre une grande partie de leurs biens, mais ils avaient pour la première fois le sentiment de travailler ensemble, d’être une famille. Ils savaient que s'ils arrivaient à garder cette énergie de groupe, il n’était rien qu'ils ne sauraient reconstruire. Et cette idée les remplissait tous de joie. Quand la dernière braise fut froide, que la foule acclamait Tuatha et Gersimi et que certains des rescapés du rétrécissement étaient toujours en recherche de vêtement, Childéric, Eudes et Hugo prirent les trois Barons à part. Après quelques discussions, les trois patriarches laissèrent Bernard d’Harcourt prendre la parole.

- Au vu des évènements de cette nuit, messieurs Couloux, Clermont et Goubert m’ont chargé de vous présenter à nouveau l'idée d’un vote, cette fois-ci à la règle très simple. Répondez, à main levée, oui ou non à l’idée que dame Runhilde soit nommée Bourgmestre du village ? Si elle en a le désir, bien entendu.

En entendant son nom, Runhilde n’en crut pas ses oreilles. Pas plus qu’elle n’en crut ses yeux quand elle vit les premières mains se lever dans l’assistance. -Je crois bien qu’il parle de vous, lui dit l’abbé Chaumoite en souriant.


-Mais, je ne suis qu’une vagabonde, je ne connais rien aux réalités de votre terrain … -Peu nous importe, dit Childéric. Vous nous avez montré ce soir que vous aviez, non seulement compris les gens du village … - … Mais vous avez su trouver la verve nécessaire à faire ressortir le meilleur de nous-mêmes, continua Eude …


- … Nous sommes certains que vous saurez, au moins pour un temps, montrer la voie à la construction d'un village sans vous faire aveugler par les disputes ancestrales, finit Hugo. Runhilde se tourna alors vers Svarold et Josuah. -Je ne peux pas abandonner mes camarades, nous nous sommes donnés une mission ensemble. -Notre mission était d’instruire les autochtones à la complexité des migrants Scandinaves, répondit Svarold. Expliquer aux gens que nous ne sommes pas tous des envahisseurs assoiffés de sang. Tu porteras d’autant plus fort ce message si tu acceptes. -De plus, organiser des fêtes régulières dans ce village ne fera que ramener du public, et aider à la reconstruction, ajouta Josuah. Durant ces échanges, la quasi-totalité des mains s’étaient levées. Runhilde finit par accepter, sous certaines conditions. Elle émit l’idée que la bourgmestre devrait organiser au moins une réunion par semaine avec une dizaine de représentants et représentantes de la population. La première décision de ce conseil, quelques jours plus tard, fut de nommer le village “Beuvron”, qui était à l’époque la façon de nommer les castor dans le patois celtique local. Le Baron d’Harcourt aussi, tint à rendre hommage à cette soirée historique en décidant de prendre pour armoiries les couleurs du gakti de Gersimi.





Avant de retourner à Thoruvilla, elle le lui avait laissé en souvenir et les deux bandes jaunes sur fond rouge cousues sur le vêtement lui rappelaient les deux anguilles dorées. Il partagea d’ailleurs ces couleurs avec Beuvron, qui l’habillent encore aujourd’hui. Il ordonna dès le lendemain la construction d’un château sur les hauteurs, qui pourrait servir à accueillir les visites des gens de Thoruvilla quand ils le voudraient. Le chevalier Michel Séraphin fut jugé par Osbert dès son retour à Janville. Personne ne témoigna jamais en sa faveur pour soutenir ses affreuses accusations selon lesquelles le jeune Baron lui-même avait participé à des actes de sorcellerie. La mère d’Osbert insista longuement pour faire gracier le chevalier, mais elle n’obtint rien d’autre que de lui éviter la potence. Il fut destitué de son titre de chevalier banni à jamais des terres des trois Barons. Le jeune homme revint régulièrement à Beuvron pour y visiter Runhilde et les Vanirviks de passage, le plus souvent quand il entendait dire qu’Astrid y serait présente elle aussi. Le pommier détruit, Tuatha, Gersimi et Klotilde décidèrent de mener une nouvelle cérémonie, et de rendre le cœur de Coventina à la nature. Elles se firent rétrécir une nouvelle fois pour emmener l’orbe dans les tréfonds des couloirs de la partie souterraine de la source, et utilisèrent son pouvoir pour bénir la source et les terres environnantes. C’est en raison de sa protection qu’on trouve toujours autour de Beuvron les meilleures pommes de Normandie. Le castor s’attacha à Tuatha et décida de la suivre partout. Le cerf Cernunn fut pris de jalousie quelque temps, mais finit par apprécier ce nouveau venu dans la famille. Un peu comme Klotilde avait appris à respecter, et apprécier Tuatha au cours de cette aventure. L’esprit bouillonnant après une telle aventure, la capitaine ne se rendit compte qu’une semaine plus tard qu’elle n’avait pas eu le mal de terre une seule fois après sa descente épique du Douet. Et elle n’en souffrit plus jamais. Les visiteurs de Beuvron en Auge qui désireraient se rendre sur les traces du pommier géant peuvent se rendre sur le site de La Chapelle de Clermont, qui a été construite sur ce site, panorama exceptionnel du pays d’Auge. Le chemin pédestre vous fera passer le long du ruisseau de Coventina, affluent du Douet, appelé aujourd’hui le “Doigt”. Vous aurez peut-être la chance d’y voir des anguilles, ou de croiser des “Beuvrons”, toujours occupés à y construire des barrages.





FIN


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