La filature
Le spectacle terminé, Svarold passait toujours un temps fou à ranger ses marionnettes dans la petite charrette que ses compagnons et lui-même avaient acheté pour transporter le nécessaire de leurs spectacles. Sa vie passée de guerrier berserker semblait à l’opposé de la méticulosité demandée par l’art de marionnettiste, et il avait toujours peur d’abîmer les délicats enchevêtrements de bois légers, de tissus et de fils qui constituaient sa collection de personnages miniatures.
Et cette fois-ci, l’opération était d’autant plus délicate que Rolf, fasciné par le spectacle, avait suivi Svarold dans la cour intérieure de l’auberge pour le bombarder de questions. Le traducteur était un peu éméché à cause des nombreuses bolées de cidre qu’il s’était enfilé.
-Ça doit être vraiment compliqué de donner vie à des objets inanimés comme vous le faites. Ça vous demande beaucoup d'entraînement ?
Très peu bavard de nature, voire même complètement taciturne, Svarold répondait laconiquement par des “oui” et des “non” tout en essayant de rester à distance de l’haleine alcoolisée de Rolf. Ce dernier finit par arriver à court de questions, mais resta debout, légèrement titubant, à observer le rangement tout en souriant bêtement.
Quand soudain, Svarold crut entendre une voix chargée de colère qui tentait de chuchoter de l’autre côté d’un des murs de la cour.
Svarold n’y aurait pas prêté plus d’attention s’il n’avait discerné les mots , “tuer les vikings” dans le chuchotement de la voix, malgré les cliquetis de métal qui couvraient la conversation. Avec une agilité digne d’un chat sauvage, Svarold entreprit d’escalader le mur pour pouvoir observer de quoi il s’agissait vraiment.
-Qu’est-ce que vous faites, mon ami ? Demanda Rolf. Faites attention de ne pas tomber.
Svarold posa son doigt sur sa bouche en fronçant les sourcils à l’encontre de Rolf pour lui signifier de se taire, puis passa sa tête au-dessus du mur. Ce qu’il découvrit alors fut loin de le rassurer.
Le chevalier Séraphin était entouré d’une quinzaine de ses hommes, qui semblaient s’équiper pour mener bataille.
-Depuis la fenêtre de ma chambre, j’ai vu ces trois sorcières quitter l’auberge il y a deux minutes à peine et suivre le cours de la rivière, disait le chevalier. Si nous partons tout de suite, nous pourrons suivre leur piste sans problème.
-Ne voulez-vous pas prévenir le Baron Osbert avant de les suivre ? proposa l’un des hommes d’armes. Attaquer des sujets de Thorulf en pleine réunion des baronnies pourrait provoquer un incident diplomatique.
-C’est bien pour cela qu’il ne doit pas être au courant, répondit sèchement Séraphin. Si nous devons mettre un terme à quelque rituel satanique en mettant fin à leurs jours, il vaut mieux que nous le fassions discrètement, et qu’Osbert n’en sache rien.
C’était assez d’informations pour Svarold. Il redescendit immédiatement du mur pour raconter ce qu’il avait vu à Rolf.
-Allez chercher vos amis immédiatement, ordonna Svarold. Je vais garder un œil sur les chevaliers en attendant pour ne pas les perdre de vue.
Rolf revint à peine une minute plus tard, accompagné de deux personnes.
-C’est tout ? demanda Svarold.
-L’heure de la réunion des Barons a sonné, répondit Rolf. Tout le monde était parti sur la place du village et seuls restaient ces deux camarades qui terminaient leurs bolées au bar. Mais ils ne sont pas des moindres. Laissez-moi vous présenter celui qu’on appelle le Grand Alwin, un des meilleurs guerriers de notre clan, et Gundrun la Vipère, notre herboriste, capable d’empoisonner n’importe qui avec n’importe quoi.
-J’ai pour l’instant l’impression que c’est le cidre qui vous a tous empoisonné, se lamenta Svarold à la vue d’Alwin et Gudrun qui titubaient encore plus que Rolf.
-Je pourrais défaire toute une armée de ces Francs à moi tout seul, même si j’étais complètement ivre, monsieur, rétorqua Alwin en faisant gonfler ses biceps.
Svarold aurait aimé avoir le temps d’aller chercher de l’aide auprès de gens plus sobres, mais la troupe du chevalier Séraphin était déjà loin. Il n’y avait plus une minute à perdre.
A la croisée des mondes.
-Ne vous laissez pas charmer par ces lumières, ce sont les charmes du démon, répondit Séraphin, mais aussi notre chance. Suivons cette lumière.
Séraphin pensait avoir perdu la piste de ses proies depuis quelques minutes quand toutes les lucioles qui les entouraient s’illuminèrent avec une puissance incroyable. Elles émettaient autant de lumière qu’une bougie qu’on venait d’allumer, mais sans flamme, et d’une couleur bleutée qui faisait penser aux éclats qui pendaient constamment au cou et aux poignets de Gersimi.
Afin de ne faire qu'une avec l’esprit du pommier géant, l’enchanteresse du Bifrost et la druidesse Tuatha avaient conjugué leurs magies. Depuis presqu'un an qu’elles échangeaient à propos de leurs savoirs, elles avaient toujours été persuadées que les rituels Celtiques de Tuatha étaient compatibles avec la magie Scandinave. Ce soir elles allaient enfin tenter de conjuguer leurs pouvoirs.
Tuatha concentra donc toutes ses énergies vers le sol. Elle était profondément connectée avec la terre, elle savait parler aux mammifères, mais aussi à certaines plantes et savait voir les champs telluriques aussi bien qu’une navigatrice sait lire les courants.
Quand elle prit les mains de ses camarades, elle canalisa d'elle-même les énergies des corps de Klotilde et Gersimi ainsi que celles de la terre, et les accorda par la force de son esprit, comme on cherche un accord entre plusieurs notes. A ce moment, Gersimi entonna doucement une mélopée dans sa langue Sami, la langue de ceux que les gens du nord appellent les "gens du nord", et simplement, le langage des éclats de Bifrost. La mélodie envahit immédiatement les esprits de ses amies qui se mirent à chanter avec elle d’une seule voix. Les pierres enchantées de Gersimi émirent alors autant de lumière qu’une bougie qu’on venait d’allumer, mais sans flamme, et d’une couleur bleutée faisant penser aux reflets des étoiles dans la mer. Chacun des huit éclats de Bifrost qui ornaient ses poignets s’était relié à l’un des huits mondes parallèles au nôtre, appelant à eux un puissant flux de magie qui, au rythme de la litanie, se mêla à la magie de notre monde, palpitant au sein du neuvième éclat qui ondoyait à son cou.
Gersimi, Tuatha et Klotilde se tenaient maintenant à la croisée de plusieurs mondes, ne sachant plus si elles étaient une ou plusieurs. Partageant leurs rêves et leurs peurs, leurs émotions et leurs sensations, leurs corps et leurs esprits. L'échange avec cette puissance magique extraordinaire et le lien qu’avait créé Tuatha avec la terre provoqua une luminescence de la nature qui s’additionna à celle des lucioles. D’autres insectes, ainsi que les nervures des plantes se mirent aussi à briller, et une bulle de la même lumière bleutée entoura les trois femmes, avec une telle intensité qu’on aurait pu la prendre pour un phare à des kilomètres autour. -Si ce sont vos trois amies qui sont à l’origine de cette lumière, le chevalier Séraphin n’aura aucun doute sur sa prochaine action, dit Svarold qui ouvrait le chemin à ses trois camarades d’infortune.
-Il va trouver ça tellement beau qu’il va se calmer ? demanda Rolf tout en tentant d’évacuer un rot discret en fin de phrase. -Je pense que c’est ironique, se moqua Gudrun. Ce Séraphin m’a l’air de nous avoir dans le nez. Même si pour l’instant, c’est surtout ton haleine qu’on a dans le nez. A ces mots, Rolf et le grand Alwin ne purent s'empêcher de pouffer de rire, au grand désespoir de Svarold. Le seul de la troupe à être à jeun aurait beaucoup aimé qu'ils fassent preuve d'un peu plus de discrétion.
-On m’avait souvent dit que le clan des Vanirvik avait un état d’esprit spécial, mais j’avoue que vous surpassez toutes mes attentes.
-Tu vois, Gudrun, ça c’est ironique ! Essaya de chuchoter Alwin.
Mais l’essai fut un échec, et la phrase s’échappa de la bouche du grand bonhomme dans un éclat de rire qui résonna dans tous les alentours.
-Ça, par contre, c’était un peu fort, avoua Gudrun en sortant une dague de sous sa cape mauve.
-Un peu fort ? Je suis désolé de vous décevoir mais nous vous encerclons depuis déjà une minute.
Cette voix, s’adressant à eux dans le langage des francs sans le moindre accent nordique venait du chevalier Séraphin. De derrière les arbres et buissons alentour, apparurent alors une quinzaine d’hommes, pointant leurs arcs et leurs lances sous leurs visages.
Le grand Alwin détacha immédiatement la masse d'armes qui était toujours accrochée sur son dos, mais la main de Gudrun l’arrêta dans son élan. Elle posa sa dague au sol en même temps que Svarold, qui avait compris lui aussi que toute tentative de combat était inutile.
-Attachez-les et emmenez-les avec nous, ordonna Séraphin. Je veux qu’ils voient de quoi est punie la sorcellerie en terre chrétienne.
La réunion
Sous la halle du village, la soirée de débats était prête à commencer. On avait disposé les trois barons assis sur une estrade faisant face à une assemblée constituée de 10 grandes tablées. Trois par famille du village, et une dixième pour les invités des Barons. Astrid avait pris place entre l’abbé Chaumoite et la chanteuse Runhilde avec qui elle avait continué de sympathiser depuis qu’elles avaient quitté l’auberge. Josuah le ménestrel était aussi présent à la table, mais il ne participait pas à leur conversation, étudiant un paquet de notes car il était censé présenter la réunion d’une minute à l’autre.
-Ce jeune Baron a l’air de te faire les yeux doux, dit Runhilde à Astrid en indiquant la direction d’Osbert d’un discret coup de menton.
Les joues d’Astrid changèrent automatiquement de couleur à cette remarque, virant à un rouge encore plus profond que la cape de Runhilde. Elle fut bien contente de voir Folker les rejoindre, les bras chargés de deux carafes de cidre. -J’ai pris des provisions à l’auberge au cas où le service mettrait du temps. J’ai l’impression que toute la région est présente à cette réunion. Toutes les tables sont pleines à craquer excepté la nôtre. Vous n’avez pas vu mon frère ? -Je pensais que votre frère était avec vous, répondit l’abbé, étonné. Ni même Gudrun ou Alwin.
-Vos amis avaient déjà l'air de très bonne humeur à l’auberge, dit Josuah sans lever la tête de ses parchemins. Peut-être qu'ils ont continué la fête ailleurs.
Une fois que tout le monde fut assis, le Baron d’Harcourt prit la parole sur l’estrade, en présentant les deux autres Barons à l’assistance. Puis il fit signe à Josuah de le rejoindre.
-Josuah ? Votre mari ne me paraît pas vraiment d’origine Scandinave, remarqua l’abbé.
-Si je puis me permettre, c’est mon associé, pas mon mari, et vous n’avez pas vraiment l’air d’un Viking non plus, pour un représentant des Vanirviks, répondit Runhilde en souriant.
Josuah avait déjà pris la parole un nombre incalculable de fois devant toutes sortes de publics. Mais, une fois n’est pas coutume, il était un peu intimidé. Son périple en compagnie de Runhilde et Svarold l’avait amené à rencontrer et apprécier la culture Scandinave. Les aventures du clan des Vanirviks étaient donc forcément parvenues plus d’une fois à ses oreilles et il souhaitait grandement avoir le privilège de chanter officiellement leurs exploits. Il espérait donc beaucoup impressionner Thorulf, et décrocher une invitation à venir passer du temps avec Svarold et Runhilde dans leur domaine.
-Chers habitants des rives du Douet. Permettez moi de vous accueillir ce soir sur l’invitation du vénérable Baron Bernard d’Harcourt pour une rencontre exceptionnelle. La réunion des trois Barons se tient ici sur vos terres pour vous aider à choisir un bourgmestre qui saura donner à votre village une existence officielle et devenir, nous l’espérons tous, un des fleurons de la région. Chers Barons, c’est un honneur pour moi de vous présenter les représentants des trois familles, nommés par les leurs pour prendre la tête des affaires. J’appelle à se lever pour que les Barons puissent bien les identifier : Eudes Goubert, de la fameuse auberge de la Boule d’Or. Hugo Clermont des forges dont la réputation n’est plus à faire, et pour finir Childéric Couloux, de la ferme qu’on ne présente plus.
Les trois hommes se levèrent en même temps, chacun applaudi à tout rompre par sa tablée. Ils avaient tous les trois l’air d’avoir une cinquantaine d’années, des moustaches fraichement taillées, et des costumes tout neufs.
-Regarde moi ces patriarches, chuchotta Runhilde à l’oreille d’Astrid. Chacun veut donner la meilleure impression possible aux trois Barons, et ils ont dû se laisser faire par leurs femmes pour se préparer. -J’appelle maintenant monsieur Eudes Goubert à prendre la parole pour défendre sa cause, dit Josuah, en terminant sa phrase par une petite note de son luth.
-Pourquoi ça serait le gars de la famille Goubert qui commencerait à parler ? demanda Hugo Clermont. C’est parce qu’ils vous ont arrosés de faveurs dans leur taverne que vous leur donnez l’avantage ?
-Il n’est pas question d’avantages, répondit le Josuah en tremblant légèrement de la voix. Mais il faut bien commencer par quelqu’un.
-Je prends la parole au nom de la famille Couloux pour demander que les prises de paroles soient tirées au sort, cria Childéric en levant le poing.
-Et si une question s’adresse à une famille en particulier et que c’est une des autres familles qui est tirée au sort ? s’insurgea Eudes Goubert.
-Parce que tu crois que je vais avoir des questions pour toi ? rétorqua Childéric. On te demanderais de reconnaître ta femme que tu n’aurais pas la réponse !
-Bien sur que si, je sais que c’est Jeann… Euh, Sophie !
-Vous voyez ! surenchérit Hugo, il confond sa femme avec sa fille ainée ! Pas étonnant que ses petits derniers aient tous des goules de citrouilles !
-C’est ta goule qui va ressembler à une citrouille quand j’aurais nettoyé le fond du douet avec, hurla Eudes en lançant sa bolée de cidre en direction d’Hugo.
Déjà excédé, le Baron d’Harcourt frappa du poing sur la table, mettant une fin prématurée à ce début d’altercation.
-Gentilshommes, je vous ordonne de vous calmer ! Les Barons Osbert et Thorulf ont eu la gentillesse de nous rejoindre pour participer à vos débats, et la moindre des politesses serait de ne pas vous battre en leur présence !
Depuis la table des invités, Astrid échangea un regard halluciné avec Thorulf. -Est-ce normal en politique de débattre autant de comment débattre avant même de débattre ? demanda la jeune fille à l’abbé.
-J’aimerais te répondre que non, répondit-t-il. Mais c’est bien plus fréquent que la raison ne le voudrait. -Je dirais même que ça arrive souvent quand les gens ne savent pas bien pourquoi ils débattent, dit Runhilde. L’abbé pouffa de rire à cette dernière remarque, soufflant quelques gouttes de cidre de la bolée qu’il était en train de porter à ses lèvres.
Le geste de trop.
- Si vous me dites à quel genre de sortilège démoniaque vous vous êtes adonnées, et de quel cercle de l’enfer viennent ces pierres luminescentes, je vous promets un procès dans les règles.
Gersimi, Tuatha et Klotilde venaient à peine de se réveiller de leur transe, toujours disposées en triangle, aux extrémités de la corne d’Odin mais à genoux, pieds et poings liés. Svarold et les trois Vanirviks étaient solidement attachés ensemble à quelque pas, surveillés par les deux seuls des dix hommes de Séraphin qui pointaient maintenant leurs armes vers elles. Séraphin , quand à lui, se tenait au centre du symbole, serrant les neuf éclats de Bifrost de Gersimi dans une main qu’il avait pris soin de recouvrir d’un gant, de peur d’être contaminé par une quelconque malédiction. -Est-ce le genre de procès où si nous survivons à une noyade, nous serons brulées pour sorcellerie ? demanda Gersimi en serrant les dents de rage. - Très certainement, répondit Séraphin en s’approchant de la bifroster. Mais croyez-moi, la noyade ou la combustion sont deux destins préférables à ce que je vous ferai subir si vous ne me répondez pas.
-Vous pouvez le croire, dit Svarold. La réputation du chevalier Séraphin n’est plus à faire et j’ai toujours soigneusement fait éviter à ma troupe les spectacles dans la Baronnie de Janville. Une mauvaise parole de chanson peut vous y coûter la potence.
- Et encore un mot de travers aujourd’hui pourrait vous coûter bien plus, rétorqua Séraphin.
-Laissez moi rire. Je sais très bien que la plupart de vos exactions se font dans le dos de votre petit Baron et que vous n’avez aucune intention de laisser un quelconque témoin derrière vous.
Un violent coup de poing dans la mâchoire, donné par un de ses gardiens, mit fin à ses remarques tandis que le chevalier Séraphin reprit ses questions comme si de rien n’était.
-Pour quelle raison êtes-vous venues tenir votre rituel sous ces branches ? Est-ce que tout ceci est un simulacre du péché originel ? Après tout, Lucifer a bien utilisé un pommier pour commettre sa première trahison, dit-il en s’approchant du tronc de l’arbre.
Les éclats de Bifrost se mirent à luire un peu plus fort alors qu’il touchait l’écorce du bout des doigts.
-Eloignez-vous de cet arbre, grommela Tuatha. Cette divinité protégeait ces terres bien avant que les gens comme vous ne commencent à nier son pouvoir.
-Divinité ? Vous pensez que cette vieille plante est une divinité ? Mais quel genre de dieu accepterait de servir de latrine au premier humain qui passe ?
Afin d’illustrer son propos, le chevalier baissa soudainement son pantalon et se mit à pisser sur le tronc en riant.
-L’imagination des païens m’étonnera toujours. Allez, les gars, venez m’aider à bénir le grand arbre. Il semblerait que le dieu de la femme au masque se nourisse à l’engrais !
Après quelques secondes, Séraphin fut étonné de n’entendre aucune réponse. Les hommes qu’il avait embarqués dans sa chasse aux sorcières faisaient partie de sa garde rapprochée, et ils étaient normalement les plus friands de ce genre d’humour. Il tourna la tête afin de les encourager à suivre son exemple, mais ce qu’il vit alors ôta le sourire de son visage en un instant.
Tous, chevaliers comme prisonniers, avaient disparu. Il n’y avait plus âme qui vive dans son champ de vision, à tel point qu’il se demanda un moment s' il n’avait pas rêvé la dernière heure qu’il avait vécu. C’est en regardant par terre qu’il vit alors que les vêtements, armes et armures de chacune des personnes présentes quelques secondes auparavant jonchaient le sol.
Séraphin eut à peine le temps de se demander ce qu’il avait bien pu se passer quand il entendit un craquement sourd derrière lui. Se retournant une nouvelle fois vers le pommier, il vit alors son écorce se craqueler, et des litres de sève luminescente couler de ces fentes.
Le chevalier recula de quelques pas, effrayé et fasciné par le spectacle de l’arbre qui s’offrait à lui. Car même si une idée aussi folle avait du mal à s’imposer à son esprit, il n’y avait pourtant aucun doute : le pommier était en train de se mouvoir. Ses branches doublèrent de taille en quelques secondes et commencèrent à fouetter l’air comme les bras d’un combattant. Et c’est bien Séraphin que l’arbre visait. L’homme eut juste le temps de brandir son épée et de trancher d’un seul coup la branche avant qu’elle ne le touche. Le chevalier aurait pu profiter de cet instant pour se dégager hors de portée de l’arbre, mais l’excitation du combat était telle qu’il brandit son épée vers l’arbre dans un geste de défi.
-C’est tout ce que tu sais faire, démon ? Montjoie ! Saint Denis !
Sans chemise et sans pantalon.
Quand Svarold ouvrit les yeux, il n’avait aucune idée de ce qu’il s’était passé. Les cordes qui le retenaient jusque là avaient disparues et le clair de lune avait laissé place à une nuit extrêmement sombre, comme si le ciel était constitué d’une chape de tissus. Ni ses camarades, ni les chevaliers ne semblaient être présents autour de lui mais il porta tout de même immédiatement la main vers ses bottes afin d'attraper la petite dague qui y était toujours cachée. Le contact de ses doigts contre la peau de ses jambes lui apporta une autre surprise. Il était complètement, et inexplicablement nu. Et alors que ses yeux s’habituaient à l'obscurité, il se rendit compte que le ciel était bel et bien constitué de tissus. Une gigantesque toile dont chaque maille faisait au moins la taille de ses mains. La seule chose dont il se souvenait était Séraphin commençant à souiller le grand pommier. Presque immédiatement, Svarold avait senti la corde qui le retenait attaché à ses camarades se délier toute seule, ainsi qu’une violente douleur dans tout le corps. Une douleur si intense qu’il s’était évanoui.
Soudain, il entendit des cris, accompagnés de bruits de bagarre, qui semblaient proches et étouffés, certainement assourdis par la masse de tissus. Svarold se mit immédiatement à courir en direction des bruits. Plus il avançait, plus la chape de tissus se rapprochait du sol, jusqu’à le rejoindre. Il se glissa avec difficulté dans l’interstice entre le sol et le tissu jusqu’à atteindre l’autre côté. Il y retrouva enfin le clair de lune, dont la vive lumière lui offrit la plus étrange des visions. La nature environnante ne ressemblait plus en rien à celle d’avant. Les arbres de la forêt avaient laissé place à de gigantesques plantes qui avaient tout l’air de brins d’herbes grands comme des maisons. Il se retourna pour observer l’endroit dont il s'était extirpé et reconnut ses propres vêtements, empilés les uns sur les autres comme quand il les abandonnait pour aller se coucher. Excepté que, cette fois-ci, l’amas d’étoffes faisait la taille d’une petite colline. Aussi fou que cela puisse paraître, Svarold devait se rendre à l’évidence. Il était devenu minuscule. A peine plus grand que l’épaisseur de la semelle de la botte qui se tenait encore debout à quelque pas de lui. Mais le temps n’était pas aux questionnements. Maintenant qu’il était à l’air libre, les cris s’étaient fait bien plus clairs à ses oreilles. Ses camarades d’infortune semblaient avoir besoin d’aide et il se mit immédiatement à courir dans leur direction.
La course était difficile. Chaque petit caillou était devenu pour lui un rocher à enjamber, et chaque brin d’herbe un mur infranchissable. Mais l’ancien guerrier Berserker était dans une forme physique que beaucoup d’hommes de son âge lui enviaient. Il rejoignit très vite le lieu du vacarme pour découvrir un spectacle qui l’étonna plus encore que l’environnement démesuré dans lequel il évoluait depuis quelques minutes. Rolf, Gudrun et le grand Alwin étaient nus eux aussi, et se battaient avec entrain contre cinq des soldats de Séraphin, tout aussi peu habillés. Ou plus exactement contre le dernier d’entre eux, car quatre de ces hommes étaient déjà hors d’état de nuire. Le dernier homme d’arme, semblant peu curieux de savoir s'il pouvait continuer le combat tout seul, tourna les talons et s’enfuit sous les quolibets des Vanirviks.
-Voilà une belle victoire contre des hommes très entraînés, et en surnombre les félicita Svarold. Ils m’avaient pourtant l’air bien plus forts que nous, tout à l’heure.
-Ces andouilles avaient l’air plus préoccupées par leur nudité que par leur survie, répondit Alwin en riant. Ils ont passé tout le combat à tenter de cacher leur entrejambe plutôt qu’à rendre les coups.
-Celui-ci a effectivement essayé de me battre sans oser me regarder, se moqua Gudrun en mettant un coup de pied dans la tête d’un des soldats qui tentait de se relever.
-J’ai noté de nombreux passages de la Bible qui considéraient la nudité comme quelque chose de gênant, alors qu’il n’en est rien chez nous, expliqua Rolf, toujours heureux de pouvoir étaler sa science.
Gudrun fronça les sourcils, peu convaincue par cette explication. -Mais j’ai pourtant lu cette histoire d’Adam et Eve sur tes conseils, mon cher Rolf, et si j’ai bien compris, c’était le diable qui rendait les personnages honteux de leurs corps, et leur Dieu les bannissait exactement PARCE-QUE Adam tentait de cacher son corps. -Il faudra demander au père Chaumoite ce qu’il en pense, répondit Rolf, c’est vrai que tout ça est un peu antinomique. Le grand Alwin se rapprocha lentement de Rolf et se pencha vers lui. -Antino-quoi ?
Svarold observait la scène, complètement fasciné par la capacité des Vanirviks à se lancer de façon aussi détendue dans des élucubrations théologiques alors qu’ils venaient de toute évidence d’être victimes d’un incroyable maléfice les réduisant à une taille d’insecte. Le clan des Vanirviks avait vraiment un état d’esprit très spécial. -Peut-être voulez-vous continuer cette conversation plus tard et chercher à venir en aide à vos amies en danger de mort ? demanda-t-il sur le ton qu’utilisent les gens quand une question n’est pas une question.
-Pour être honnête, dans une telle situation, j’ai moins peur pour elles que pour nous, répondit Rolf. S’il y a une personne qui saura quoi faire pour nous sortir de cette situation, c’est bien Gersimi.
La chausse
Gersimi ne savait que faire pour se sortir de la situation dans laquelle elle était. Au moment où tout le monde s’était retrouvé réduit, l’enchanteresse était tombée dans sa propre chausse. Si seulement elle avait eu ses éclats de Bifrost avec elle, elle aurait pu tout simplement utiliser leur pouvoir pour se téléporter en dehors. Mais pour l’instant, elle n’avait d’autre alternative que d’essayer d’en escalader la paroi. Sans succès. Elle glissait sans cesse le long du cuir et la terrible odeur de pieds qui sortait du fond de la chausse pénétrait ses petites narines avec une intensité difficilement descriptible, l'empêchant de réfléchir calmement.
-Quelle piètre éducatrice en sorcellerie je fais, pensa-t-elle. Je fais trop confiance à mes éclats de Bifrost pour pratiquer la magie, et c’est la deuxième fois en un peu plus d’un an que je me retrouve en danger privée d’elles. Elle se laissa tomber assise sur la semelle qui lui tenait lieu de sol tout en se tirant les cheveux de rage quand soudain, la pointe d’un gigantesque brin d’herbe atterrit pile poil entre ses jambes. -Accroches-toi ! Je vais te remonter ! -Tuatha ! Fais attention, tu aurais pu me couper en deux avec ce brin d’herbe ! -C’est Klotilde qui va se faire couper en deux si tu ne me rejoins pas tout de suite, j’ai vu trois des hommes de Séraphin courir dans sa direction. -Ils ont été rétrécis eux aussi ? demanda Gersimi.
-C’est l’esprit de l’arbre, expliqua Tuatha. Je pense qu’il s’est débarrassé de tout le monde pour pouvoir combattre Séraphin seul à seul. -Quel curieuse façon de congédier les gens, bougonna Gersimi en grimpant le long de la feuille. Un instant il vous fait voir les étoiles et le moment d’après il vous traite comme un insecte dont on se débarasse. On dirait un homme.
-Ton masque, dit Gersimi en baissant le regard vers Tuatha. Il a rétréci aussi … Il est toujours sur toi …
-Au vu du nombre de fois où je vous ai dit qu’il faisait partie de moi, j’aurais cru que tu aurais compris qu’il ne s’agissait pas d’une métaphore !
En rétrécissant, la seule chose qui semblait avoir changé en Tuatha était que son immense chevelure noire s’était détachée et lui recouvrait la quasi-totalité du corps. Son masque (ou bien son visage ?) ressortait d’autant plus de cette masse sombre, et, plus étonnant encore, ses membres qui dépassaient de cette masse de cheveux étaient d’un blanc tout aussi éclatant. Ils semblaient taillés dans la même matière que son visage (ou bien son masque ?) lui donnant l’allure d’une étrange poupée qu’on utilise pour les rituels.
-Vous êtes d’une beauté extraordinaire, dame Tuatha, dit Gersimi, à la fois impressionnée et éblouie par ce qu’elle voyait.
Arrivée au sommet de la chausse, elle put observer les branches de l’arbre mener un combat effréné contre le chevalier, qui, vu depuis une hauteur de chausse, ressemblait à un Jotun colossal.
-Tu vas pouvoir courir sans chaussures ? demanda Tuatha.
-Je suis peut-être humaine, mais je ne suis pas si fragile, rétorqua Gersimi. -Alors en route.
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