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Le Ménestrel et ses Fantômes, chapitre 1



Le village

Josuah fut tiré de ses rêveries à la vue des premières masures du village de Guibray.


Le jeune ménestrel s’anima alors et, d’un coup sec, tira sur sa bandoulière usée pour faire glisser son luth qu’il réceptionna d’un geste expert. Il redressa sa silhouette avachie par les kilomètres et ajusta sa tenue. Il mit de l’ordre dans son abondante et épaisse chevelure brune, s’échauffa la voix et fit craquer ses doigts. Même de passage, un barde devait savoir soigner son entrée. C’était la plus importante des rares leçons qu’avait pu lui enseigner son père avant de mourir. Le gîte et le repas en dépendait.



Deux années sur les routes l’avaient, de toute façon, convaincu et il n’avait pas tardé à maîtriser cet aspect du métier. Quant au reste… Josuah s’amusait souvent à rêver de la gloire qu’avait connu son père. Il avait su marquer les esprits et partout où il allait, il était accueilli à bras ouvert, tout le monde le réclamait et le voyait partir avec tristesse. Mais pour Josuah, si l’accueil était toujours chaleureux, les adieux étaient, eux, particulièrement peu glorieux. Mais Josuah chassa ces pensées, l’entrée du village était imminente. Il se concentra alors sur son instrument et se mit à jouer une ballade en vogue dans le royaume. Cette fois-ci, il le sentait, les choses seraient différentes.


Presque aussitôt, le village réagit. A travers sa musique, Josuah entendit le doux son des éclats de voix enjouées attendant son arrivée. Son arrivée ! Encore quelques mètres et il serait en vue de tout le village qui s’était, assurément, regroupé dans la grande rue. Enfin, d’un bond accompagné d’un accord, Josuah jaillit de derrière le mur dans un pas de danse bien préparé qu’il termina d’une gracieuse révérence. Le luth dans la main gauche et son chapeau de paille dans l’autre. Mesdames et Messieurs, le barde est arrivé.




Les applaudissements se mirent à pleuvoir. Josuah maintint sa position, savourant encore un peu ce moment de gloire avant de se relever. Rayonnant, il sourit à l’assemblée qui le lui rendit par dizaine. Le cœur du ménestrel était à son comble et, en cet instant, se sentit comme feu son père, comme un artiste. Il bomba alors le torse et, d’un ample geste de la main, salua la foule qui se resserra autour de lui. L’euphorie était à son paroxysme lorsqu'une voix cinglante brisa net l’enchantement.


- Diable, si ce n’est cet infâme vantard !


Le calme s’abattit instantanément. Josuah vit la foule se tourner vers une petite silhouette emmitouflée dans une large cape de laine bleue. Elle se tenait légèrement courbée, se maintenant sur une canne de bois ouvragée et regardait Josuah dans les yeux, le poing droit fixé sur la hanche.




- Ne vous y fiez pas bonnes gens, dit la vieille femme. L’homme est doué mais c’est un fanfaron de la pire espèce et un coureur de jupon des plus maladroits. Gardez bien vos filles et vos femmes, il n’est pas bien beau mais sa musique en a ensorcelé plus d’une !


- Vous me jugez bien mal, Madame la doyenne, dit Josuah.


- Ah ! Il me donne du “Madame” maintenant. Qu’est ce qui t’amène ici ? Sache que si tu te contentes des nouvelles et des ballades, tu seras le bienvenue. Tu auras de quoi manger et passer la nuit dans une grange. Sinon du balais ! Des fanfarons comme toi, on en veut pas.


Vexé au plus haut point, Josuah s'apprêta à lui lancer une réplique cinglante mais, constatant que le reste du village s’était rangé autour de sa doyenne, se contenta de répliquer d’un ton hautain


- Sachez, ingrats, que je ne suis point venu vous divertir. Je suis missionné pour une tâche bien plus importante. Le bon évêque Erin de la Bruyère m’envoie soutenir les ouvriers du chantier de sa future église. Je n’ai pas de temps à vous accorder.


- Allons bon, depuis quand les soutanes engagent des musiciens, dit un paysan.


- J’ai là une lettre qui le prouve.


- Personne ici ne sait lire, petit malin, dit la doyenne.


- Moi non plus, mais la lettre porte son sceau !


Dubitative, la doyenne s’approcha et constata l’authenticité du sceau de ses yeux fatigués. Puis grommela.


- Hmm, tu ferais mieux d’aller voir l’abbé Baptiste plutôt que de nous importuner. Tu le trouveras plus loin sur la route, près de la réserve de pierre


- C’est donc auprès de lui que se trouve ma noble destinée ! Va, je te pardonne la vieille, tu ne pouvais savoir à qui tu avais affaire. Je m’en vais donc vous quitter ! Mais, je suis bon, aussi je vous laisse ces quelques vers :


Doucement mais sûrement, c’est l’ami Josuah

Qui, humblement, vient illuminer les esprits

Élever les timides cœurs, au son de…


- Au son de mon pied au train ! Malandrin ! Du balai ! houspilla la doyenne.


La doyenne s’avança, faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête. De nouveau interrompu par la vieille femme, Josuah s’apprêtait, cette fois, à lui lancer une pique bien sentie. Lorsqu’il vit deux grands gaillards qui s’étaient détachés du groupe et s’avançaient, visiblement fort agacés, droit sur Josuah. Notre jeune barde décida de repousser à plus tard sa joute verbale et prit rapidement congé du village.



L’abbé


Une fois sorti du village et certain de ne plus être suivi, Josuah s’arrêta enfin et s’efforça de reprendre un air digne. Il rejeta ses longs cheveux bruns en arrière, brossa des doigts sa moustache et reprit sa route la tête haute. Il n’avait pas marché une heure que le soleil menaçait déjà de se coucher. Les ombres commençaient à planer sur la forêt qui ceignait le village, aussi Josuah pressa l’allure.


La route était boueuse et de profonds sillons parallèles la creusaient. Le ménestrel n’eut pas longtemps à s’interroger sur leur provenance lorsqu’il tomba sur une vaste zone dégagée. Les traces le conduisirent à un imposant stock de pierres jaunes bordé de nombreuse carrioles dont les attelages paissaient un peu plus loin. Plusieurs habitations simples en bois étaient également alignées non loin. Probablement l’hébergement des divers ouvriers et artisans qui participaient à la construction de l'église.





Lorsqu’il dépassa l’imposant empilement de pierres, Josuah pu contempler l’édifice en cours de construction : le chantier était parsemé de pans de murs inachevés dressés ça et là vers le ciel grâce auxquels on devinait une imposante fondation sous terre. Tout en marchant, Josuah repéra rapidement un groupe de quatre hommes qui parlaient entre eux près d’un tas de rondins. Il se dirigea alors vers eux afin de leur demander son chemin.


Toutefois, à mesure qu’il s’avançait, il remarqua que les quatre hommes parlaient à voix basse, et s’étaient regroupés entre eux comme par crainte d’être entendus. C’étaient probablement des ouvriers du chantier, ils étaient couverts de poussière et, sans être grands, n’en étaient pas moins imposants de par leur carrure massive.


- Bien le bonjour, maîtres artisans ! dit Josuah, avec son emphase habituelle.


Les hommes, trop absorbés par leur discussion, n’avaient pas vu le jeune barde et se figèrent sur place. Ils se tournèrent vers lui d’un seul coup et braquèrent sur lui quatre regards sinistres. Comme Josuah l’avait deviné, c’était des maçons : ils étaient solidement charpentés et portaient d’inquiétants marteaux de pierre à leur ceinture. Visiblement contrariés par cette interruption, les ouvriers continuèrent de le regarder sans lui adresser la parole. Le silence s’installa et Josuah ressentit une gêne qui augmenta jusqu’à ce que l’un d’entre eux se racla la gorge et lui demanda d’une voix sourde :


- Vous n’êtes pas d’ici vous, qu’que vous voulez ?


- Euh… Et bien… Je suis Josuah le Barde, je suis à la recherche de l’abbé Baptiste, on m’a dit que je le trouverais sur le chantier de l'église de Guibray. Je suis un ménestrel envoyé par l'évêque de la Bruyère.


Le maçon le regarda de haut en bas, comme la doyenne du village, mais, contre toute attente, son visage s'adoucit soudain.


- Eh ben mon gars, faut pas faire cette tête là. Moi c’est Aubin, je suis maçon ici. Hey vous autres, arrêtez de faire de la gueule, vous allez lui faire peur. Pour une fois qu’on nous envoie quelque chose de gai ! Y veut de l’eau le saltimbanque ? On dirait que t’as marché sur la route tout le jour.


- Hélas, ça aurait été avec grand plaisir mais pourriez vous m’indiquer où se trouve l’Abbé Baptiste car j’ai peur d’arriver bien tard.


- Pas de problème mon gars, je comprends. L’Abbé Baptiste c’est pas un commode. Tu le trouveras là-bas, dit-il en pointant du doigt une des bâtisses en bois.


- Grand merci, maître maçon !


Dans un sourire rayonnant la bonhomie, l’homme gloussa et se retourna vers ses compagnons qui reprirent leur conversation de plus belle. La maison indiquée ressemblait à toutes les autres. Sobre, de facture simple et rectangulaire, elle dégageait un sentiment de régularité et d’efficacité qui fit frissonner Josuah. Comme si seule l’Eglise avait eu le droit à l’esthétisme. Une fois arrivé devant la porte, le jeune barde frappa. Presque aussitôt, il entendit des bruits de pas sur le plancher et un homme âgé vint ouvrir la porte.


- Qu’est-ce à cette heure ?


- Bonjour messire, je suis à la recherche de l’abbé Baptiste. On m’a dit que je le trouverais ici.


- Je suis l’abbé Baptiste.


- Quelle joie mon père ! Monseigneur l’évêque Erin de la Bruyère m’envoie vous assister dans votre œuvre !


Josuah produisit sa lettre dans un geste révérencieux que l’abbé lui arracha des mains tout en le toisant du regard. Il la lut longuement puis reposa ses yeux sur Josuah qui réitéra sa révérence.



- Une bien drôle d’idée. Mais si Sa Seigneurie en a jugé bon, ainsi soit-il. Tâchez, toutefois, de nous “assister” le plus sobrement possible. Si tant estqu’une telle chose soit possible pour des personnes comme vous.


- Bien entendu, mon père. Puis-je m’enquérir de ma couche ?


- Les écuries sont là-bas, dit-il d’un geste de la tête, sans quitter des yeux la lettre de l'Évêque.


- Mon père, une écurie close aurait parfaitement fait l’affaire. Mais il me semble que la vôtre semble incomplète. Je risque de m’enrouer la voix. Si cela venait à être, je vous serais d’une piètre utilité. Un barde aphone n’a jamais su encourager personne.


L’abbé soupira et lui fit signe de le suivre. Josuah lui emboîta le pas. L’intérieur était jonché d’outils étranges que le jeune ménestrel n’avait jamais vu de sa vie ainsi que de petites caisses de bois et d’innombrables monceaux de papiers et de parchemins éparpillés et disséminés à travers l’ensemble de la maison. Le désordre semblait aller grandissant à mesure que Josuah et l’abbé s’avançaient vers une pièce à l’autre bout de la bâtisse dont la porte était entrouverte. De cette pièce s’échappait une forte odeur de cire brûlée et de papier ainsi qu’une intense lumière qui suffisait, à elle seule, à illuminer l’intérieur de la maison. Lorsqu’ils passèrent devant, Josuah en fut presque ébloui. La chambre était remplie d’une multitude invraisemblable de chandelles et de bougies déposées chaotiquement au gré des humeurs de son occupant. Ce dernier, une petite silhouette âgée, dissimulé derrière des piles de papiers, était penché, presque recroquevillé, au-dessus d’un imposant pupitre en bois. Le vieil homme était totalement absorbé par sa tâche et ne remarqua même pas l’abbé et Josuah. Le jeune barde resta figé dans l'entrebâillement de la porte, fasciné par l’impressionnante débauche de lumière.


- Veuillez ne pas importuner l’architecte, je vous prie. Venez. Vous dormirez dans la remise, dit l’Abbé, coupant court aux rêveries du ménestrel.


L’architecte releva le nez un instant et croisa du regard Josuah. Les deux échangèrent un bref salut puis l’étrange personnage se replongea dans son travail tandis que Josuah pénétra dans la pièce exiguë désignée par l’abbé. Le ménestrel se retourna pour remercier l’abbé mais ce dernier parla le premier :


-Soyez debout à l’aube, dit-il sèchement avant de repartir sans attendre de réponse.


Josuah resta en place sans mot dire jusqu’à ce que la fatigue, qui le tiraillait depuis des heures, s’imposa à lui. Le barde se déshabilla alors et s’installa dans le modeste lit de paille. Il s'endormit presque aussitôt d’un sommeil sans rêves.



Le chantier


Le matin, Josuah fut réveillé par un grattement timide à la porte. Le jeune homme tourna la tête vers le bruit sans même ouvrir un œil.


– Monsieur le barde ? dit une voix douce derrière la porte.


– Hmmoui, plait-il ?


– Monsieur le barde, l’abbé est déjà parti et je pense qu’il verrait mal votre venue tardive sur les lieux. Aussi, si vous voulez bien vous réveiller, je vais vous accompagner au chantier.


Josuah se retourna en grognant dans son lit. Toutefois, réalisant soudainement la situation, il bondit hors du lit, se précipita sur ses vêtements et s'habilla en hâte. Il sortit alors en trombe de la pièce et manqua de trébucher sur l’architecte qui l’attendait. Ce dernier était encore plus petit que lorsqu’il l’avait vu pour la première fois derrière son bureau la veille. Il semblait fort âgé et plissait à tel point les yeux que Josuah avait du mal à les discerner.



– Veuillez me suivre, dit l’architecte, toujours de sa voix douce.


Josuah suivit alors le vieil homme qui, sans attendre de réponse, se dirigea aussitôt vers la sortie. Une fois dehors, le jeune barde eut du mal à s’accoutumer à l’intense lumière de l’extérieur. Malgré cela, l’architecte le tira gentiment par la manche et lui fit descendre une pente douce qui les menèrent directement au chantier. En un court instant, Josuah passa du confort de sa couche à la cacophonie des bâtisseurs et l’étouffante poussière qui enveloppait le chantier. L’architecte mena Josuah en louvoyant à travers la foule des ouvriers et les innombrables obstacles de pierre ou de bois nécessaires à la construction de l'Église. Avant d’arriver à leur destination, Josuah croisa l’ouvrier qui lui avait indiqué le chemin la veille, Aubin, accompagné d’autres artisans. Si Josuah échangea avec lui un salut et un sourire, les autres le regardèrent froidement.


– Maître architecte, vos ouvriers me semblent bien méfiants.


Le vieil homme ouvrit la bouche mais ne répondit pas immédiatement.


– Ne leur en tenez pas rigueur. Voyez-vous, ces derniers jours ont été… troublants, pour le moins. C’est probablement la cause de votre arrivée.


– Comment cela ? Monseigneur l’évêque ne m’a rien précisé lorsqu’il m’a engagé.

Le vieil homme laissa échapper un soupir.


– Cela ne m’étonne guère, les hommes de Dieu n’aiment pas trop admettre de céder face aux superstitions.


– Je ne comprends pas, quel rapport avec moi ?


Josuah ne s’en était pas rendu compte mais l’architecte marchait de plus en plus lentement. Jusqu’à sa dernière question où le vieil homme s’arrêta tout net et se retourna vers lui.


– Alors on ne vous a rien dit, hein ?


–Eh bien... non.


– Pas même la raison de votre présence ?


– Si, l'évêque m’a expliqué que je devais encourager les travailleurs dans leur sainte tâche.


L’architecte balança alors sa tête en arrière et expira bruyamment une nouvelle fois dans un bref rire. Josuah fut stupéfait de voir les traits si calmes du vieil homme se contracter en un sinistre sourire.


– Ecoute mon garçon, je vais t’expliquer mais je te prierais de n’en toucher aucun mot à l’Abbé.


– Entendu.


– Bien. Vois-tu, l'évêque a réussi à obtenir du Seigneur de Falaise, la construction d’une église. Monseigneur l'évêque voulait la construire en ville mais le Seigneur de Falaise n’a rien voulu savoir. Probablement une question de pouvoir, si tu veux mon avis. Quoiqu’il en soit, l'évêque a bataillé dur pour obtenir un endroit le plus proche possible de la ville. C’est ainsi que cet endroit fut proposé et retenu. L’endroit est plat, déjà dégagé, le sol est ferme et nous sommes à deux pas d’un village, le village de Guibray. Lui-même situé juste à côté de Falaise. Que tu as sans doute traversé en venant ici.


Josuah acquiesça de la tête mais fronça les sourcils.


– Je ne comprends pas bien le rapport.


– Attends donc, jeune impatient ! Il est important que je te parle du lieu pour que tu comprennes !


Devant la véhémence soudaine du vieil architecte, Josuah referma instantanément la bouche qu’il tenait grande ouverte.


– Bon ! dit l’architecte en se calmant. Je disais donc que l’endroit était idéal. Sauf que nous ne sommes pas les premiers à l’avoir pensé. Sous les constructions que tu vois, là-bas, est enfoui des ruines celtiques. Probablement un sanctuaire ou un temple à en juger par ce que certains ouvriers ont déterré. On ne sait pas exactement quelle taille faisait l’édifice mais sa présence existe bel et bien sous nos pieds.


L’architecte fit une pause afin de reprendre son souffle, puis reprit :


- Or le problème est là. Récemment, plusieurs événements regrettables se sont produits. La semaine dernière, une large poutre a cédé sur une équipe d’ouvriers. Ou bien encore, il y a un mois, un échafaudage s’est détaché sans qu’on sache pourquoi et est allé s’écraser au-dessus des fondations. Il y a eu de nombreux incidents de ce genre. Heureusement, à chaque fois il y a peu de blessés. Mais même peu graves, ces accidents pèsent sur le moral. De plus, tous ces incidents n’ont jamais eu d’explications claires quant à leur origine. Aucun ouvrier n’a su m’en donner une. Je ne crois pas à la charpente qui se déloge toute seule ou bien à une pierre qui tombe d'elle-même du haut d’un pan de mur. Mais mettez une population sujette à la superstition avec des événements inexpliqués et vous vous retrouvez avec une malédiction sur les bras.


- Quoi ? Le chantier est-il hanté ?!


- Bien sûr que non ! Mais les ouvriers y croient. Et ça perturbe fortement la construction, tu peux me croire. Evidemment, tout cela ne plaît pas du tout à Monseigneur l’Evêque. Non seulement il veut son église mais, comme je t’ai dit, il existe une rivalité entre lui et le seigneur de Falaise. Il n'est pas question pour Monseigneur l'évêque de perdre la face, face au Seigneur de Falaise. Si ce dernier apprenait que la construction est arrêtée à cause des superstitions du peuple, je plains le ou les malheureux qui paieront pour sa déconfiture. Mais combattre des superstitions est chose très difficile, Monseigneur l'évêque le sait parfaitement. C’est pourquoi, il t'a envoyé, toi. Une idée originale, surtout pour un ecclésiastique, mais non dénuée d’intelligence.


L’architecte ponctua ses derniers mots en désignant Josuah du doigt.


– Je dois jouer pour les galvaniser. C’est ce que l’évêque m’a dit.


– Oui, suffisamment pour qu’ils passent outre leurs superstitions. Et aussi pour prouver toute la considération que l’évêque leur porte. Ça compte pour le moral des ouvriers.


Josuah resta interdit pendant un moment. Cela n’était pas du tout ce qu’il imaginait de sa première grande mission. Il se sentait comme un simple outil au service d’une logique froide et pragmatique. Où était la gloire et la renommée là-dedans ? Où était le panache d’une grande œuvre ? Visiblement contrit, l’architecte reprit :


– Je suis désolé petit, mais je préfères que tu sois au courant. Surtout si tu dois échanger avec l’Abbé. Car, vois-tu, les hommes en soutanes n’aiment pas qu’on leur rappelle que la foi ne suffit pas toujours pour faire bouger un homme. Mais ne t’en fais pas, fais ce que l’on t’a dit de faire et ne prête pas attention à ces rumeurs. L’abbé ne devrait rien avoir à y redire. Si tout se passe bien, les ouvriers seront contents et ils se remettront au travail avec entrain. Alors l’évêque aussi sera content et tu seras payé.


– L’art n’est pas toujours qu’une question d’argent, dit Josuah, vexé.


– Je le sais mon jeune ami. Mais sache que tu ne vas pas jouer pour des nobles ou des seigneurs. Non pas que les ouvriers n’apprécient pas la musique mais leur esprit est enchaîné à leur labeur et n’ont jamais eu la chance d’apprendre à l’apprécier. De plus, tout ceci te vaudra les bonnes grâce de l'évêque. A présent, tu sais tout. Viens, nous avons suffisamment traîné. L’abbé Baptiste nous attend.


Le vieil homme reprit sa marche, Josuah sur ses talons. Ils se frayèrent un chemin à travers le chantier. Le soleil était haut dans le ciel et la chaleur se faisait plus étouffante à travers la poussière sans cesse remuée par les incessants va et vient des ouvriers. Josuah avait presque l’impression de la manger tellement elle s’était insinuée dans sa bouche. Le chantier sentait la sueur humaine et animal mélangé à une forte odeur terre. A mesure que les deux hommes s’approchaient d’un grand palan de bois, visible de tout le chantier, une clameur sourde se fit de plus en plus nette.


– Allons bon, quoi encore, grogna l’architecte.


Une importante masse d’ouvriers s’était rassemblée et semblait fort agitée. Le ménestrel ne parvenait pas à comprendre ce qu’il se disait mais les ouvriers ciraient et gesticulaient dans tous les sens. Devant cette foule déchaînée se tenait l’abbé Baptiste qui, lui aussi, gesticulait et semblait avoir perdu son calme.


– Par le Saint Nom du tout puissant, cessez avec ces sornettes. Ce lieu n’est point maudit et ne veut point votre mort. Il ne s’agit là que d’un accident. Cela arrive dans tous les chantiers, vous n’allez pas me dire que vous n’en avez point déjà vu !

L’abbé vociférait dans l’espoir de se faire entendre.


– Ces pierres-là veulent not’ mort ! Le pauvre Louis s’est pris un bloc qu’était pas censé bouger. C’est un bon maçon le Louis. Pas moyen que ça soit un accident ! C’est une malédiction !


L’abbé, visiblement excédé, surprit la silhouette de Josuah et de l’architecte dans la foule.


- Ah ! Maître Amédée ! dit l’abbé Baptiste en faisant signe à l’architecte.


Ce dernier acquiesça et se dirigea vers l’abbé, tenant discrètement Josuah par le bras. Lorsqu’ils furent au côté de prêtre, celui-ci cria d’une voix forte à la foule.


– Ecoutez-moi tous ! Monseigneur l’évêque d’Erin a entendu vos suppliques et vous fait parvenir l’un de ses plus grands talents. Un barde renommé envoyé exprès pour vous soutenir dans ce projet sacré. N’oubliez pas que vous êtes les bâtisseurs de la Maison de Dieu ! La protection de l’Eglise est avec vous ! Ce jeune ménestrel porte avec lui la bénédiction de l'évêque et jouera pour vous pour que vous vous en souveniez ! Alors, prenez courage !


La clameur diminuait à mesure que l’abbé parlait.


– Bientôt toute la région, le royaume et le monde entendra parler de la piété des gens de Guibray ! Ce lieu deviendra une terre sacrée pour tous les fidèles et pèlerins du monde entier. Et tous sauront qui l’aura bâti !


L’abbé déclama sa tirade les bras levés et lorsqu’il eut fini, il se tourna solennellement vers Josuah qui se redressa nerveusement, conscient que tous les regards s’étaient instantanément posés sur lui. Les ouvriers avaient retrouvé un semblant de calme et le fixaient, en attente. Fébrilement, le barde porta la main à sa bandoulière et tenta de faire basculer son luth comme à l’accoutumé. L’instrument heurta son genou droit dans un bruit sourd. Jurant intérieurement, Josuah hissa maladroitement son luth à lui et joua.





Oyez, Oyez, chers ouvriers et artisans


Creusez, Érigez un futur des plus brillant


Prouvez au monde vos talents sacrés


Que partout se dise : c’est là l’œuvre des gens de Guibray





Josuah ne sut produire mieux dans l’instant mais son couplet sembla plaire aux ouvriers qui finirent par s'exclamer d’un ton résolu. Finalement convaincus, les ouvriers se dispersèrent et retournèrent au travail. Le barde resta un long moment bouche bée. C’était bien la première fois que sa musique produisait un tel effet. Mais il n’eut pas le loisir d’y réfléchir plus longtemps.


- Quelle tristesse de devoir recourir à d’aussi frivoles artifices, dit l’abbé d’un ton tranchant.


Son regard était fixé sur Josuah avec un dégoût évident. L’architecte racla sa gorge et l’abbé lâcha le ménestrel des yeux.


- Bien. Amédée, allez sur le chantier avec les chefs d’équipes, histoire de leur montrer que l’on s’implique. Je vais m’occuper de préparer la cérémonie pour cet infortuné ouvrier. Et vous, tâchez de jouer et de les encourager, même si les doigts vous en tombent. Seuls eux m’importent et si vos fantaisies ont le pouvoir de les calmer suffisamment longtemps, qu’il en soit ainsi. En dehors de cela, je vous prierais de ne point m’importuner.


Sur ces mots, l’Abbé fonça vers un groupe d'ouvriers qui poussaient une charrette transportant une silhouette drapée d’une grande toile blanche. Le vieil architecte regarda l’abbé partir et se retourna vers Josuah


- Bon courage, jeune homme. Essayez de ne pas trop y prêter attention. Les hommes de foi sont bien trop austères pour nous autres. Vous jouez agréablement bien et votre voix est douce à l’oreille. Quoique, la prochaine fois, trouvez quelque chose de plus… consistant dans vos paroles, Monsieur le Grand Talent, dit Amédée, un sourire aux lèvres.


Josuah acquiesça d’un hochement de tête et le vieil homme partit en direction du chantier. Le regardant s’éloigner, le ménestrel resta interdit. L’hostilité de l’abbé planait sur son visage. Jamais il n’avait ressenti une telle aversion chez une personne. Non pas qu’on ne l’ait jamais chassé ou méprisé auparavant. Mais pas avec une telle intensité... Josuah frissonna, se secoua et se mit à la tâche.


Cette dernière fut plus ardue qu’il ne l’avait d’abord cru. L’euphorie de la découverte du pouvoir de sa musique se tarit bien vite devant l’agacement des ouvriers et des artisans qui le chassèrent continuellement. Pourtant, ses apparitions et ses mélodies n’étaient aucunement différentes de celles dont il avait l’habitude de régaler les habitants des différents villages qu’il avait pu traverser. Ce n’est qu’au bout du troisième jour que Josuah comprit vraiment qu’il dérangeait plus qu’il n’inspirait. Monter sur un bloc de pierre prêt à être transporté n’amusait visiblement personne, pas plus qu’une ballade épique au milieu de la foule des travailleurs. Josuah compris qu’il lui fallait attendre le bon moment. Le moment où la musique pouvait couler dans le cœur d’une personne. Il n’y avait jamais fait attention auparavant. Tous les villageois pour lesquels il avait pu jouer auparavant étaient déjà prêts à l’écouter. Ici c’était différent. Savoir jouer au bon moment est tout aussi important que de savoir bien jouer. Notre jeune barde se mit alors à guetter les instants les plus propices. Il les trouva dans les moments de repos des ouvriers, les pauses, les repas, les fins de journée. Josuah se mit alors au rythme du labeur écrasant des bâtisseurs. C’est alors qu’ils accueillirent sa musique à cœur ouvert.


De là, Josuah se donna de plus en plus à fond. Se préparant de plus en plus et zigzagant entre les différents temps de pause des différentes équipes du chantier. Arrivant de plus en plus au moment opportun. Un étalage de zèle qui fit soupirer plus d’une fois l’abbé mais qui lui valut rapidement la bienveillance de tous. Ces quelques jours apprirent au jeune barde une leçon qu’il n’était pas prêt d’oublier. Il continua ainsi durant presque deux semaines. Jusqu’à ce que l’impensable se produise.

L’esprit


Un soir, lors d’une veillée au crépuscule, il offrit aux ouvriers du chantier plusieurs ballades et contes populaires qu’il savait fort appréciés. La magie opéra et toute l’assistance fut à la fête. Les travailleurs riaient de bon train malgré leur journée éreintante. Même l’abbé semblait décontracté et parlait avec entrain avec l’architecte Amédée. L’humeur était festive et aurait pu continuer bien après le coucher du soleil. Toutefois, avant que le Soleil ne passe au-dessous de l’horizon, alors que le ciel était encore rouge ocre, le sol se mit à trembler.


L’assemblée se figea instantanément, presque tétanisée, alors que le sol se mettait à vibrer de plus en plus fort. Le barde, perché sur une des caisses de ravitaillement, était immobile et ne pipait mot. Un grondement terrifiant venait du sol et grandissait en intensité, comme si une énorme bête cherchait à s’échapper. Des murs inachevés coulaient des torrents de poussière blanche et les structures les moins solides menaçaient de s’écrouler. Quand, tout à coup, le sol se fissura et une épaisse fumée jaillit dans un sifflement assourdissant. Comme brisant un charme, la panique fut totale. Tout le monde se mit à courir en pagaille pour se précipiter en dehors du chantier. Le chaos devint tel que les ouvriers se heurtèrent entre eux, trébuchant et hurlant de peur.

Alors qu’elle s’élevait, la fumée prit forme. Une forme tournoyante à l’image d’un petit orage, qui se découpait sur un ciel orangé de fin du jour, menaçante. Une fois regroupée, elle se jeta furieusement, à l’aveugle, sur tout le chantier, percutant les édifices, faisant voler les échafaudages en éclat et projetant plusieurs ouvriers en l’air avec force. La colère de ce qui conviendrait d’appeler l’esprit était telle qu’un épais nuage de poussière s’éleva au-dessus du chantier, ajoutant à la confusion et à la peur générale.





Beaucoup tentèrent de fuir mais les débris, la poussière, les chevaux devenus fous et surtout cet infernal bruit de sifflement, forcèrent la plupart à trouver refuge où ils pouvaient. De nombreux ouvriers gisaient ça et là, inconscients, percutés par un débris ou assommés par l’esprit. Josuah, d’une nature plus frêle que les ouvriers, reprit conscience au milieu du chaos. Il s’était cogné violemment en tombant dès la première attaque. Il se mit frénétiquement en quête de son luth qui, par chance, avait atterri non loin. Il s’en saisit et chercha à s’enfuir. Toutefois, le vacarme l’empêchait de penser correctement aussi décida-t-il de marcher tout droit dans l’une des allées principales du chantier et se mit à suivre les traces de chariots au sol, dans l’espoir qu’elles le mèneraient hors d’ici. Toutefois, la furie de l’esprit était telle que Josuah avait peine à marcher droit. Les mains plaquées avec force sur ses oreilles, le barde avançait en titubant sur l’allée.


L’esprit allait et venait sur le chantier, comme s’il cherchait quelque chose, laissant peu de répit au barde qui ne parvenait guère à avancer. Lorsqu’il vit un ouvrier lui faire de grands signes depuis l’une des entrées de l’église. Josuah courut alors vers lui et le suivit sous les planches qui couvraient les profondes fondations creusées pour l’église. Josuah vit alors tous ces visages humains, terrorisés, boueux et illuminés par cette lumière orangée qui offraient un spectacle apocalyptique. Caché là-dessous pendant que l’Esprit qui allait et venait à travers le chantier à une vitesse folle, faisait rage au-dessus. Au bout d’un moment l’Esprit sembla occupé plus longtemps sur une autre partie du chantier. L’un des ouvriers, que Josuah reconnu comme Aubin, saisi cette opportunité et exhorta tout le groupe à faire de même.

– C’est le moment ! Il part, foncez tout droit sur l’allée en montant ! Allez ! Allez !


La puissante voix de l’ouvrier les fit tous réagir et un flot humain surgit des fondations de l'Église pour courir à toutes jambes. Toutefois, lorsque Josuah voulu gravir le trou des fondations pour s’échapper, il glissa et tomba en arrière. Il fut rattrapé de justesse par Aubin qui l'attrapa par la botte et l’aida à gravir la pente boueuse.


– Aller mon gars, faut avancer, lui cria t’il.


Pour toute réponse, Josuah lui lança un regard apeuré et une grimace d’intense effort lorsqu’il s’agita du mieux qu’il pu pour grimper.


- C'est ça, aller ! Du nerf le barde. Bouge-toi, il va revenir !


Mais Josuah s’embourbait de plus en plus et ne parvenait pas à avancer d’un centimètre. Paniqué, Josuah hurla.


– Je n’y arrive pas, aide moi je t’en supplie !


La peur fit monter sa voix dans les aigus. Mais, même ainsi, sa voix resta mélodieuse. C’est à cet instant que l’Esprit explosa dans un bruit encore plus assourdissant encore. Il flottait plus loin sur le chantier mais changea brutalement de direction et fonça droit sur les deux hommes piégés dans la boue. Aubin, paniqué, lâcha Josuah et tenta d’esquiver la forme nuageuse qui fonçait sur lui. Mais c’était trop tard. Les deux furent emportés par la bourrasque et soulevés brutalement dans les airs. Ils se trouvèrent à l’intérieur du nuage, ballotés dans tous les sens, jusqu’à ce que l’ouvrier en fut éjecté violemment tandis que Josuah fut projeté au sol par une trombe d'air émanant du nuage qui le maintint fermement plaqué contre la terre. Il ne pouvait se débattre tant la force de l’Esprit était grande. A sa plus grande horreur, il sentit un courant glacé lui parcourir la gorge pour entrer par sa bouche. Il avait l’impression qu’on lui faisait boire de la glace tellement la sensation de froid le pénétrait. Il voulut crier mais il n’en eut pas la force et il sentit sa langue se pétrifier peu à peu. La sensation sembla durer une éternité lorsque l’Esprit s’arracha brusquement du barde dans un horrible cri qui lui sembla étrangement familier et disparu par les fissures du sol.


La fuite


Josuah ouvrit les yeux dans sa chambre. Il ne se rappelait pas s’être couché mais le Soleil filtrait de la même manière et le lit sentait la même odeur de paille. Rassuré, le barde se leva. Il posa les deux pieds en dehors du lit mais resta assis, le regard fixé sur le sol. Des images dansaient dans sa tête. Un nuage noir qui s’insinuait en lui, l’étouffait et lui glaçait le cœur. Un horrible cauchemar se dit-il et, l’esprit encore embrumé, se leva. Toutefois, il dut se rattraper au mur afin de ne pas tomber. Ses jambes et tout son corps tremblaient. Il tituba à travers la pièce, désorienté, et constata qu’il était encore tout habillé. Il repéra son luth, pendu par la sangle au mur opposé au lit, et s’en saisit. Il était couvert de terre séchée et semblait abimé. Tout d’un coup, terrifié par la réalisation, il se précipita, tant bien que mal, en dehors de la pièce. La maison semblait vide et était plongée dans le noir. Agité, Josuah chercha désespérément âme qui vive lorsqu’il entendit l’éclat de plusieurs voix à l’extérieur et sortit.


Lorsqu'il émergea de la maison, il surprit un groupe d'ouvriers qui s’était rassemblé. Le soleil était déjà bien haut, il avait dû dormir toute la nuit et le matin. Tous se turent à sa vue et le dévisagèrent avec une appréhension évidente. Certains esquissèrent même un pas de recul. Ces quelques secondes de malaise réciproque amplifièrent la peur qui tordait les entrailles de Josuah. Ce n’était pas un cauchemar. L’Esprit était réel ! Josuah regarda autour de lui. Le chantier était vide ! Plus rien ne bougeait. Le silence était absolu, pas même un bruit d’oiseau. De nombreux ouvriers étaient blessés et couverts, comme lui, de poussière. Josuah fit un pas et, aussitôt, tous reculèrent.


C’est alors que Josuah voulut parler. Mais, à sa plus grande horreur, rien ne sortit. Pas le moindre son ou même un seul gémissement. Rien. Il eut beau essayer de toutes les manières qu’il put, rien à faire.



Paniqué, Josuah commença à jeter des regards apeurés dans toutes les directions, à la recherche d’un visage familier ou d’une aide quelconque. Mais les hommes qui le dévisageaient avaient visiblement très peur de lui. Josuah sentait son corps l’abandonner. Réalisant, petit à petit, la terrible situation. L’Esprit, lui avait volé sa voix. Plus jamais il ne pourrait parler. Plus jamais il ne pourrait chanter. Son art lui avait été ravi et pour la première fois de sa vie il ressentit une profonde solitude. Car même seul sur les routes, le barde voyage toujours avec sa musique. Il allait s’écrouler à genoux lorsque l’architecte brisa le silence.


– Maître Barde, vous semblez avoir perdu l’usage de votre voix. Est-ce là l’œuvre du démon qui a décimé notre chantier ?


La petite silhouette d’Amédée se dissocia du groupe ainsi que celle de l’abbé qui tenait fermement un crucifix en bois massif contre sa poitrine. Les deux hommes s’approchèrent de Josuah, à peine soulagé. Sur le visage d’Amédée se lisait une pitié non feinte tandis que l’abbé affichait une expression révulsée.


- Les superstitions des ouvriers étaient donc vraies! Un terrible maléfice s’est abattu. dit Amédée. Puis, en se tournant vers l’abbé : Mon père, vous qui êtes un homme de Dieu, savez-vous comment le sauver ?


L’abbé s’avança prudemment. Les yeux fixés sur Josuah.


– Je pense que le malin peut prendre plusieurs formes. Nous n’avions jamais eu pareil incident avant que ce saltimbanque n’arrive ici.


– Mon Père, je suis convaincu qu’en la matière ce pauvre jeune homme ne soit qu’une victime.

– Ne vous y fiez pas ! L’innocence est le masque favori des adorateurs du malin. N’oubliez pas que ce sont les gens de son espèce qui fricotent avec le Diable. Nous avons perdu plusieurs hommes dont Aubin, un artisan renommé dans tout le royaume et aimé de tous ici. Ce sont eux les véritables victimes. Et cet homme devra répondre du sort qu’il aura jeté sur cette mission sacrée !


La voix de l’abbé, tremblante depuis le début, tonna sur ces derniers mots. Il pointait, à présent, un doigt accusateur sur le pauvre barde qui n’en revenait pas de ce qu’il entendait. Les phalanges de l’ecclésiastique étaient blanche à force de serrer le lourd crucifix qu’il brandissait à présent en direction du barde. L’architecte voulu s’avancer pour raisonner l’abbé mais celui-ci hurla.


– Saisissez-vous de lui. C’est lui, le responsable de vos malheurs.


Les ouvriers mirent du temps à réagir. Suffisamment pour permettre à Josuah de prendre ses jambes à son cou et de fuir le plus loin possible. Mais Josuah était épuisé, comme vidé, et n’avait pas la force de les semer. Lorsque les ouvriers se mirent en chasse du pauvre barde, ils gagnèrent rapidement du terrain. Désespéré, Josuah changea alors de direction et fila droit vers le chantier déserté. Les images de l’Esprit explosèrent dans sa tête, la peur le figea presque sur place mais le vacarme des ouvriers qui menaçaient de l'attraper lui donna suffisamment de courage pour traverser le chantier. Épuisé, terrifié mais résolu, Josuah courut droit devant lui, sans se retourner. Il entendit les voix des ouvriers diminuer peu à peu lorsqu’il pénétra dans la forêt, de l’autre côté du chantier, et disparut dans les fourrés.





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