top of page

Le Cri de la Chimère

Soeur Marie

Elle se faisait appeler sœur Marie. Puisqu'il fallait se choisir un nom de sainte en entrant dans les ordres, autant prendre celui de la première d’entre elles. Elle n’était pas devenue religieuse pour se rapprocher de Dieu, mais pour s’éloigner de chez elle. Née dans une famille pauvre du Cotentin, son avenir la condamnait d’avance à finir comme bouchère pour la grande ferme du village, où ses talents pour débiter la viande avaient été exploités dès son plus jeune âge. Elle était plutôt belle comparée aux filles du coin , ce qui faisait que chacun de ses voisins lui avait demandé sa main, mais aucun n’était à son goût. Aucun homme ne l’était, d’ailleurs.



Surtout, finir ses jours à moins de dix lieues de la maison qui l’avait vue naître était le pire destin possible pour une femme qui ne nourissait que des rêves de voyages. Elle pensa alors que la seule chose qui pouvait lui permettre de prendre la route sans qu’on retrouve son cadavre au fond d’un fossé était un habit de nonne. Les bandits de grand chemin auraient certainement plus de scrupules à s’attaquer à une sainte femme qu’à une fermière perdue.


Elle se fit donc accepter au couvent de Saint-Pair, prétextant une vision que la sainte vierge lui aurait envoyée au cours d’un rêve éveillé. Il n’en était évidemment rien, mais cette histoire lui apporta un respect immédiat des religieuses et l’aida à éviter d’avoir à parler de son véritable dessein. Elle attendit patiemment les six mois de postulat qui lui donneraient le droit de porter l’habit, et en profita pour en apprendre le plus possible sur le comportement idéal d’une bonne sœur.



Dès le lendemain de ses vœux, ses voisines de chambre retrouvèrent sa couche vide ainsi qu’une étrange ombre ressemblant au visage du Christ sur le mur qui surplombait la tête de la modeste paillasse. Une magnifique œuvre d’art qu’elle avait crayonnée en silence pendant la nuit et que toutes les sœurs interprétèrent comme un message divin : Jésus avait rappelé sœur Marie à lui, et le couvent pouvait s'enorgueillir d’avoir accueilli une sainte en ses murs. Certaines des nonnes étaient moins crédules que les autres, mais aucune n’osa contredire la légende, qui apporta une crédibilité immense au couvent à une époque où l’on prenait bien moins au sérieux les ordres féminins que leurs homologues masculins. Marie était enfin libre. Elle arpenta la campagne six mois durant. Comme prévu, son habit fonctionnait comme le plus parfait des passe-partout.



Qu’ils soient riches ou pauvres, cerfs ou nobles, la plupart des gens qu’elle croisait se sentaient obligés de lui offrir le gîte, le couvert, et bien plus encore sans jamais réclamer d’autre contrepartie qu’une prière en sa compagnie.

Chaque nouveau village, chaque nouvelle rencontre étaient pour elle l’occasion d’apprendre quelque chose de nouveau sur le monde, et lui donnaient toujours envie de reprendre la route au plus vite dans l’espoir d’en découvrir plus encore. Elle évita seulement de prendre la direction de l’ouest et des terrifiantes contrées d’Armorique. Elle évita aussi les côtes, de plus en plus habitées par les “vikings”, ces barbares païens venus du Nord qui avaient la réputation de ne pas différencier les gens d’églises des autres quand il s’agissait de les détrousser.


Chimère. Elle arriva à Bavent un soir d’hiver. Le minuscule village était alors constitué d’à peine quatre petites rues donnant sur une placette au milieu de laquelle une statue de jeune fille paraissait regarder le ciel. Mais ces rues étaient toutes plus vides les unes que les autres et aucun habitant ne semblait traîner dehors. La nuit se faisant de plus en plus noire, Marie entreprit de frapper aux portes, mais personne ne répondit à ses appels. Elle aurait pu croire à un village fantôme si elle n’avait entendu de petits bruits à travers les murs de quelques maisons. -Partez, ma soeur ! La bête arrive ! Marie se retourna pour voir d’où venait la voix plaintive et sursauta de frayeur quand elle comprit que ce qu’elle avait pris pour une statue était une véritable jeune fille, habillée d’une simple chemise blanche immaculée. -Allez-vous en, vite ! -Qu’est ce que vous faites ici ? De quelle bête parlez-vo... Avant qu’elle n’ait eu le temps de finir sa phrase, Marie sentit une main l’empoigner par le bras et la tirer en arrière. En à peine quelques secondes et un claquement de porte, elle se retrouva dans l’une des maisons, en compagnie d’une vieille femme qui lui posa immédiatement l’index sur la bouche. -La bête arrive, dit la vieille femme. Taisez-vous et priez pour qu’elle ne vous ait pas entendue.


C’est alors qu’un cri terrifiant envahit tout le village. Il ressemblait au croassement d’un corbeau, mais plus guttural, d’une telle intensité qu’il fit trembler les murs de la maison. Marie n’eut pas à se demander longtemps ce qui avait bien pu produire un tel vacarme. La petite fenêtre de la pièce lui permit alors d’apercevoir un spectacle qu’elle n’aurait jamais osé imaginer. Une créature au moins deux fois plus grande que la plus grande des maisons de la place atterrit d’un coup sur les pavés, faisant trembler les murs encore plus fort que la première fois. L’avant de son corps ressemblait à celui d’un lion, et l’arrière à une queue de poisson. Elle avait des ailes qui faisaient penser à celles d’une chauve-souris et sa gueule était ornée d’un bec qui semblait capable de fendre un arbre d’un seul coup.


La vieille femme se pencha à la fenêtre pour mieux observer la scène. Elle avait l'air confiante dans le fait que la religieuse était suffisamment estomaquée pour ne plus produire de son. Et elle avait cent fois raison. La créature se pencha au-dessus de la jeune fille, qui se tenait toujours au centre de la place sans bouger. Seuls ses cheveux flottaient en l’air, au rythme de la respiration de l’étrange animal.


-Chimère, emporte moi dans le vent, et laisse la vie sauve aux habitants de Bavent. Le monstre ne se fit pas prier plus longtemps et goba la jeune fille d’une seule bouchée avant de reprendre son envol et de s’évanouir dans la nuit. Marie s’évanouit elle aussi, mais beaucoup plus littéralement, se laissant tomber comme une masse sur le sol de la cuisine. Sacrifices. Quand Marie se réveilla, le jour s’était à peine levé. La lumière du soleil lui révéla des dizaines de bols, d’assiettes et de sculptures en terre cuite, laissant deviner qu’elle se trouvait dans un atelier de potier, ou plus exactement, de potière. La vieille femme, nommée Eulalie, lui servit un repas simple mais consistant, tout en éclairant un peu sa lanterne sur les évènements de la veille. Cela faisait un mois que la chimère visitait le village et menaçait de le réduire en bouillie si de jeunes vierges n’acceptaient pas de se sacrifier pour lui servir de pâture.


-La chimère a aussi le don de parole? demanda la nonne, qui, à ce stade, ne s’étonnait plus de rien. -Non, mais elle communique avec ses victimes par la pensée, et ce sont elles-mêmes qui nous racontent ses doléances avant de se sacrifier de leur plein gré. C’était la troisième hier soir, et à ce rythme, nous aurons bientôt perdu toute la jeunesse de Bavent. Marie avait encore un paquet de questions pour Eulalie, mais un brouhaha venant du dehors attira leur attention sur la place. Une troupe d’une trentaine de chevaliers et d’une dizaine de chiens de chasse suivait un homme vêtu comme un seigneur sur le pied de guerre. -Et comme d’habitude, le Comte revient faire son cirque, soupira Eulalie.




Le Comte Adémar de Bavent était à peine âgé de vingt-cinq ans. Plutôt bel homme, il s’adressa à la foule qui s’amassait autour de lui avec l’assurance d’une personne qu’on contredit rarement, voire jamais. -Voici maintenant trop longtemps que cette créature a jeté son dévolu sur ce village, dévorant une par une les plus jeunes et plus belles femmes de notre contrée. La nuit dernière a vu disparaître la troisième victime de la bête, mais je vous donne ma parole que ce sera aussi la dernière. J’ai réuni avec moi la fine fleur des lames de la région, et lance dès maintenant une battue qui ne prendra fin qu’au moment où nous verrons la tête du monstre plantée au bout d’une pique ! Alors que ses hommes d’armes entamaient un chant guerrier pour se donner du courage, le regard d'Adémar croisa celui de Marie. -Qui êtes-vous, ma sœur ? Comment se fait-il que je n’ai jamais remarqué votre présence jusqu’à aujourd’hui ? -C’est parce que je suis arrivée en ville cette nuit, au moment même où cette valeureuse jeune femme s’est sacrifiée pour sauver le village.


-Une femme d’église qui nous arrive le jour de la grande battue ? Je suis obligé d’y voir un signe de Dieu. Vous allez donc nous accompagner dans notre chasse. Marie resta bouche bée, à la fois interloquée et à court d’arguments. Elle n’avait aucune envie de participer à cette aventure, mais le ton utilisé par le Comte n’était pas de ceux qu’on use pour demander son avis à quelqu’un. -Ne vous inquiétez-pas, ajouta-t-il devant le silence de la religieuse. J’aurais à cœur de vous tenir éloignée du combat, et ma tente personnelle sera à vôtre disposition pour que vous n’ayez pas à partager l’intimité de mes chevaliers. Il tourna immédiatement le dos à Marie sans même attendre sa réponse. En moins d’une minute, elle se vit offrir un cheval tout apprêté par un jeune écuyer et eut à peine le temps de faire ses adieux à la vieille Eulalie avant que la troupe ne quitte le village en direction du Sud. La traque



Cette partie de chasse était à la fois moins terrifiante, mais aussi bien moins excitante que Marie ne l’aurait cru. Personne ne connaissait vraiment les habitudes ou les besoins réels de la Chimère mis à part son appétit pour les jeunes femmes, aussi, la seule technique de chasse que les chevaliers purent mettre en application fut de battre la forêt qui bordait Bavent mètre par mètre… En silence et chuchottements, pour ne pas attirer l’attention du monstre avant de l’avoir repéré eux-mêmes. D’après les enquêtes du Comte, personne n’avait jamais vu le monstre dans les villes et territoires environnants. Les bois qui bordaient Bavent au Sud semblaient donc le seul endroit où pouvait se trouver son refuge. Mais après une journée entière de recherche, personne ne trouva le moindre indice du passage de la chimère. Aucun excrément, aucune branche brisée, aucune trace de pas ne semblait correspondre à une créature d’une telle taille et les chiens, pourtant surexcités, ne débusquèrent que quelques lapins et une famille de sangliers. Au cours de la journée, Marie surprit plusieurs fois le regard d’Adémar se poser sur elle, mais il ne lui renvoyait ni sourire, ni aucune autre forme d’émotion. Alors que le soir s’approchait, il décida d’installer un camp pour la nuit aux abords d’une rivière qui coulait à travers la forêt. Ils n’étaient toujours pas loin du village et il aurait peut être été plus simple de rentrer, mais le Comte souhaitait que les recherches continuent pendant la nuit. Après tout, la Chimère n’avait jamais attaqué le village en plein jour. La moitié des chasseurs poursuivraient donc la traque tandis que l’autre pourrait se reposer à tour de rôles. -Le comte vous fait demander de bénir le repas pour mes hommes, ma sœur, chuchotta un chevalier à Marie en l'emmenant auprès du cercle que les chasseurs avaient formé pour la collation du soir.

Elle mit quelques instants à sortir de sa torpeur. C’était la première fois qu’on lui parlait depuis des heures et elle s’était habituée à penser dans le silence. -Le comte pourrait avoir la politesse de le demander lui-même, bougonna-t-elle en observant avec tristesse les écuelles pleines de légumes crus qu’on leur distribuait. Toujours par souci de discrétion, il était évidemment proscrit d’allumer le moindre feu.

-Ne soyez pas si dure avec lui, répondit le chevalier. Si le comte a du mal à ouvrir son cœur, c’est parce qu’il est brisé. La femme que vous avez vu se faire dévorer hier soir était l’élue de son coeur … -Mon Dieu, il doit être dévasté. Ils étaient mariés ? -Même pas encore fiancés, Adémar avait demandé la main d’Aliénor une semaine seulement auparavant.


Alors qu’elle murmurait le bénédicité à l’assistance, Marie observa le Comte avec toute la compassion qui l’avait envahie en apprenant la triste nouvelle. - Benedic, Domine, nos et haec tua dona, quae de tua largitate sumus sumpturi. Per Christum Dominum nostrum. Je veux aussi dédier cette prière à l’âme d’Aliénor. Que le seigneur l’accueille en son royaume.


Si elle ne croyait toujours pas en Dieu, Marie croyait fermement dans le pouvoir des bonnes pensées. Et le sourire que lui renvoya Adémar après son intention la conforta dans cette idée. Passé le repas frugal, les chasseurs dont c’était le tour de se reposer se couchèrent à même le sol, avec parfois une cape ou une fourrure pour mettre entre eux et la terre. Comme promis à Marie, une tente avait été montée pour elle et on l’y accompagna pour qu’elle y passe la nuit.



Nuit d’enfer


La paillasse qui faisait office de lit était bien celle d’un noble, assez épaisse pour être plus confortable que la plupart des lits qu’elle avait visités ces derniers mois, et surtout, l’énorme fourrure qui la recouvrait était d’une douceur sans pareille. Marie retira immédiatement la tunique qu’elle portait depuis des jours, gardant uniquement sa chemise sur elle, et se glissa avec bonheur sous la luxueuse couverture. Alors qu’une douce chaleur envahissait son corps, elle sourit toute seule en prenant un peu de recul sur la situation dans laquelle elle s’était retrouvée. Qu’il était loin, le temps des fermiers prétendants. Participer à une chasse à la chimère dans l’équipe d’un noble vengeur ? Voilà une aventure digne des contes de son enfance, et pourtant, telle était devenue sa réalité sans crier gare.


Alors qu’elle commençait à fermer doucement les yeux, allongée sur le côté, Marie entendit un bruit de toile qui se froisse à l’entrée de la tente. Elle douta quelques instants d’avoir rêvé de ce son dans un demi-sommeil et ne se retourna pas immédiatement, mais quelques bruits de pas se rapprochant lui confirmèrent rapidement que quelqu’un était bel et bien présent dans la pièce.



Très angoissée par cette intrusion inattendue, Marie sentit son coeur battre de plus en plus fort dans sa poitrine. Elle aurait voulu simplement se retourner et lancer un “Qui est là ?” le plus naturellement du monde, mais elle se sentait comme paralysée, à peine capable de respirer normalement. - Nul besoin de faire semblant de dormir, ce n’est que moi. - Monseigneur … Que me vaut cette visite ? Avez vous besoin de moi ? Un peu rassurée en reconnaissant la voix du comte, Marie se redressa en position assise sur la paillasse tout en cachant son corps à l’aide de la fourrure. - Mon seul besoin pour le moment est de profiter moi aussi de la chaleur de cette couverte, dit Adémar tout en délaçant son armure. -Excusez moi, répondit Marie en posant la main sur sa tunique, vous auriez dû me prévenir pour que je puisse me retirer de la tente avant votre venue. J’avais mal interprété vos propos en entendant que la tente me serait réservée pour ne pas partager l'intimité de vos chevaliers… -Mais je n’ai jamais mentionné vous tenir à l’écart de mon intimité, ma sœur.


Adémar était maintenant torse nu et il s’assit sur le bord de la paillasse, posant sa main sur l’épaule de Marie qui se dégagea immédiatement, tout en n’osant pas quitter la couverture.


-Ne soyez pas si froide avec moi, votre sourire en fin de bénédicité était de ceux qui appellent à plus de proximité. -C’était un sourire de sympathie parce que je parlais de la mort de votre promise, monseigneur, je suis étonnée que vous ayez pensé à autre chose au vu des circonstances.


Plus Adémar parlait, plus il se rapprochait physiquement de Marie, à tel point qu’elle pouvait sentir l’odeur de sa transpiration. - Je me dois de vous faire savoir que mon ordre m’a demandé de faire voeu de chasteté, monseigneur. Partager votre intimité plus profondément serait un péché.


Soudainement, le Comte empoigna les avant-bras de Marie et la coucha sur le dos violemment. Il était penché au-dessus d’elle, si proche que son nez touchait celui de la nonne.


-Ne me faites pas rire. Quel ordre religieux envoie ses nonnes parcourir les routes au hasard ? De toute la journée, vous n’avez appelé à aucune prière qui ne vous ait été demandée, et vous les récitez par cœur, avec le ton de quelqu’un qui n’a foi en rien. J’ai lu la luxure dans vos yeux dès ce matin au village, et maintenant, vous allez honorer votre suzerain avant qu’il ne se fâche. -Lâchez-moi ou je vais crier ! A ces mots, le Comte éclata de rire bruyamment. -Vous entendez ça, les gars ? La nonne menace d’appeler à l’aide ! En entendant le reste de la troupe s’esclaffer au dehors, Marie comprit qu’elle n’avait aucun espoir en appelant à l’aide et fit la seule chose que sa position lui permettait : Elle attrapa le nez de son agresseur entre ses dents et serra sa mâchoire le plus fort possible, jusqu'à sectionner définitivement l’appendice de son visage. Surpris et choqué, c’est Adémar qui se mit alors à pousser un hurlement de douleur à déchirer les tympans, tout en lâchant son emprise des bras de Marie qui en profita pour s’extraire de la paillasse. Malgré la douleur, le Comte agrippa son épée dans l’idée de faire payer son outrage à Marie, mais cette dernière lui asséna un violent coup de poing sur la plaie béante qui remplaçait maintenant son nez. Assommé par la souffrance, Adémar lâcha son arme et Marie en profita pour s’en emparer et le menacer avec. -Je vous préviens, j’ai passé huit années de ma vie à débiter des porcs, et je n’aurais aucun scrupule à recommencer. Puis, elle se dirigea en courant vers la sortie de la tente. Mais elle était encore loin d’être sortie d'affaires. Comme de bien entendu, la quinzaine de chevaliers qui étaient restés au camp l’attendaient à l’extérieur, toutes lames dehors, à la fois furieux et inquiets du sort de leur suzerain.

Alors que tout semblait perdu, un deuxième cri retentit, bien plus fort, bien plus puissant que celui poussé par le comte quelques instants auparavant, un cri si intense que chacun put sentir sa colonne vertébrale vibrer, son cœur se serrer et les larmes lui monter aux yeux.


-La chimère !


Semblant sortie de nulle part, la créature massive était apparue dans le ciel et tournoyait au-dessus du campement, chacun des ses coups d’ailes créant un violent courant d’air au sol, soulevant feuilles et poussière comme si l’on était en pleine tempête. Les hommes du Comte détournèrent immédiatement leur attention de Marie pour scruter la cîme des arbres, laissant à la jeune femme le temps de reprendre sa course et de tenter de s’éloigner le plus vite possible du camp. Contre toute attente, la chimère ne s’attaqua pas aux chevaliers mais suivit immédiatement la jeune femme. Ses pieds nus ensanglantés par les branchages au sol, et ses poumons prêts à exploser, elle continua sa course le plus longtemps possible. Mais la créature, rapide comme l’éclair, fondit à travers les arbres, en arrachant quelques uns au passage, et goba Marie d’un seul coup.




Le refuge


A sa grande surprise, Marie se réveilla. Elle n’était pas bien sûre de savoir si elle avait rêvé les récents évènements ou si elle se trouvait dans l'au-delà. Quoi qu’il en soit, l’endroit dans lequel elle se trouvait ne ressemblait à aucune description qu’elle eut pu lire du paradis ou de l’enfer. Une grosse chandelle éclairait une pièce sans fenêtre dont les murs étaient faits d’argile. A y regarder de plus près, le lit sur lequel elle était couchée, la table de chevet, l’unique porte et tous les objets présents, mis à part ses couvertures, étaient eux aussi faits d’argile. Alors qu’elle essayait de se rappeler si les lectures du couvent mentionnaient un purgatoire fait d’argile, elle remarqua que ses pieds meurtris étaient recouverts de bandages et qu’on avait échangé sa chemise sale contre un vêtement propre.

C’est alors que la porte s’ouvrit pour laisser entrer quelqu’un que Marie reconnut immédiatement.


-Et bien, je dois dire que votre capacité à vous évanouir commence à me fasciner, se moqua gentiment Eulalie. Equipée d’un petit plateau garni de différentes victuailles, la vieille femme s’assit sur un petit tabouret placé au chevet du lit et n’eut pas à insister pour que Marie se jette sur la nourriture comme si sa vie en dépendait. Derrière l’encadrure de la porte, trois jeunes femmes les observaient, le sourire aux lèvres. -J’ai tant de questions à vous poser, madame, essaya d’articuler Marie en même temps qu’elle mâchait une succulente brioche. Un instant, j’étais en train de visiter les entrailles d’une chimère, et me voici comme par magie dans cet étrange endroit avec vous et vos filles … -Ce ne sont pas mes filles, s’amusa Eulalie. Laissez moi vous présenter Aliénor, et voici Berthe et Hermance. Comme vous, ces femmes sont des rescapées de la sauvagerie du Comte Adémar. Comme vous avez pu vous en rendre compte, notre Suzerain entretient une relation plus que violente avec la gent féminine. Depuis deux ans qu’il est au pouvoir sur ces terres, il fait enlever les femmes qui lui plaisent dans le village pour les marier à ses hommes ou à lui-même. Et aucune n’est jamais revenue de son château.


Le ton d’Eulalie était devenu plus sombre, ses mains triturant les plis de sa robe alors qu’elle continuait son histoire. -Personne ne se demandait ce qui leur arrivait, assumant que ces femmes n’avaient aucune envie de revenir à Bavent après avoir connu les fastes de la vie de château. Jusqu’au jour où Adémar jeta son dévolu sur ma fille, Thomine. Je savais que Thomine n’avait aucune envie d’épouser le Comte. Elle était passionnée de poterie, et désirait plus que tout ouvrir un atelier à Bayeux. Mais le Comte finit par venir la chercher à la force des armes, et, comme les autres, je n’eus même pas droit à une invitation pour le soi-disant mariage. Une nuit de la semaine suivante, elle est revenue malgré tout frapper à ma porte …


Eulalie stoppa son récit un instant pour essuyer une larme qui coulait le long de sa joue, puis reprit. -Ma fille, ma pauvre enfant, était si défigurée que j’ai mis quelques instants à la reconnaître. Son corps était couvert de bleus, de cicatrices et de blessures pour lesquelles je n’ai pas de nom. Elle me raconta comment le Comte utilisait les femmes comme des jouets, les torturait, les partageait avec ses hommes et finissait immanquablement par les brûler vives pour sorcellerie quand elles essayaient de se rebeller. Thomine utilisa ses dernières forces pour me raconter son calvaire et finit par mourir dans mes bras au petit matin. Définitivement trop émue pour continuer son histoire, la vieille femme baissa la tête, incapable de continuer son récit plus loin. Les trois femmes qui s’étaient tenues à l’écart jusque là se précipitèrent pour l’entourer et la prendre dans leur bras.


Mal à l'aise avec la tournure dramatique qu’avait pris la conversation, Marie n'osait même plus mâcher le morceau de brioche qui lui encombrait encore la bouche quand elle reconnut soudainement une des femmes. -C’est … C’est vous que j’ai vu se faire croquer par le monstre la nuit dernière … -Gober, pas croquer, bien heureusement, répondit Aliénor. La chimère n’est qu’un outil que dame Eulalie utilise pour nous sauver. Et nous sommes encore en ce moment même réfugiées dans ces entrailles. A ce niveau de conversation, Marie avait décidé de prendre les informations telles qu’elles venaient, sans poser de questions. Elle, qui doutait jusqu’ici de la Bible à cause de son trop plein d’histoires extravagantes, commençait à trouver que le récit de l’arche de Noé était tristement terre à terre comparé à ces dernières heures.


-Je descends d’une longue lignée de druidesses, expliqua Eulalie quand elle eut repris le contrôle de ses émotions. Une fois rendu les derniers hommages à ma fille, j’ai voulu raconter la vérité aux habitants du village qui refusèrent de me croire, se réfugiant dans le déni. Je suis alors partie en quête d’une solution pour contrecarrer les actions du Comte.


Quand je suis finalement tombée sur une tribu de Sidhes, vivant dans une forêt à l’est d’ici (cf : La Cité des Arbres).


Les créatures me firent don d’une boue magique capable entre autres choses d’animer les objets inertes. Je l’ai utilisée ensuite pour donner vie à cette chimère, issue de l’argile des terres rouges des marais. Chaque fois que je sais que le Comte ou ses hommes jettent leur dévolu sur une fille du village, je fait entrer la créature en scène, invoquant cette histoire de sacrifice pour sauver les filles de ses griffes.



Le reste du temps, l’intérieur de la bête sert de refuge aux rescapées, la créature repliée passant pour un petit tertre au milieu des terres rouges. A ce moment précis, un petit chat sauta sur les genoux de Marie. Il fallut quelques instants à la nonne pour remarquer que l’animal n’était pas poilu comme à la normale. C’était une réplique, elle aussi faite d’argile, qui bougeait et se comportait exactement comme un véritable animal. -J’ai dû faire quelques tests avant de m’attaquer à la création de la chimère, dit Eulalie en réaction au regard ébahi de Marie. J’ai appelé ce félin “Sid”, en hommage à mes bienfaitrices.


Eulalie et ses protégées invitèrent ensuite Marie à visiter le reste de l’intérieur de la chimère. Les pièces étaient petites, mais très bien pensées, laissant de la place, en plus de deux chambres individuelles, pour une pièce commune qui, elle, avait droit à une fenêtre en œil de bœuf qui laissait entrer la lumière du petit matin. -A quelle partie du corps correspond cette ouverture ? demanda Marie. A cette question, les quatre femmes partirent d’un fou rire qui les amena aux larmes, tout en refusant de répondre à la question jusqu’à ce que la nouvelle venue le devine d'elle-même. Puis elle éclata de rire à son tour.

-Tout ceci est vraiment incroyable, mais au rythme où vont les choses, ce refuge sera bien vite trop petit pour accueillir toutes les femmes que vous aurez sauvées. Pourquoi n'utilisez-vous pas la puissance de la chimère pour attaquer le Comte et mettre fin à son règne une fois pour toute. -Voilà une proposition bien violente pour une religieuse, fit remarquer Eulalie. -Mon choix d’entrer dans les ordres tient plus à des raisons pratiques qu’à une véritable vocation. J’ai dû arracher le nez d’Ademar pour me sortir de son emprise. Et je dois vous avouer que si j’avais pu, je lui aurais arraché bien plus.


-Même si la haine que j’ai pour le meurtrier de ma fille a souvent fait dévier mon esprit vers des solutions plus définitives, les Sidhes m’ont précisé que leur magie était imperméable à la violence. Aussi impressionnante soit-elle, la chimère ne peut donc tuer ni animal, ni être humain. Je pense simplement essayer de faire rejoindre une autre ville à mes protégées. Ma seule idée pour l’instant est de reloger mes protégées ailleurs. La Baronnie de la Côte Fleurie n’est pas si loin, et on raconte que le clan des Vanirviks qui le régit accueille facilement les nouveaux venus. -Mais les Vanirviks ne sont-ils pas des Vikings ? J’ai moi-même entendu dire que ces migrants étaient de véritables sauvages assoiffés de sang ! -Qui vous a raconté cela, jeune fille ? Vos amis les moines ? Ce sont eux qui m’appellent sorcière et qui aident de sinistres personnages comme Ademar à étendre leur pouvoir sur la région. De ma propre expérience, je préfère tenter ma chance avec les Vikings, et j’aimerais que ce soit vous qui guidiez les filles jusqu’à Thoruvilla. -Moi ? Mais je ne suis qu’une religieuse à peine croyante qui s’évanouit à la moindre occasion ! -Vous êtes la seule à avoir tenu tête au Comte, emportant même son arme et une partie de son visage avec vous, vous avez décidé seule de quitter votre village pour découvrir le monde.Et comme vous le dites vous même, la chimère va bientôt manquer de place. Il est temps. Et il faut bien que quelqu’un reste pour s’occuper de sauver les victimes à venir en attendant une meilleure solution. J’ai confiance en vous. Rouges terres La sortie de la chimère se faisait par sa gueule, une étrange sensation, même quand on savait qu’il n’y avait aucun danger. Vue de dehors, la créature avait effectivement bien l’air d’un simple monticule d’argile, perdu dans les marais. Les jeunes femmes firent de longs adieux à Eulalie avant de charger sur leurs dos des sacs pleins de provisions. Marie s’était aussi équipée de l’épée du Comte, tout en espérant ne jamais avoir à s’en servir. -Je vais revenir, promit-elle à Eulalie. Que ce soit avec les vikings où n’importe qui qui acceptera de nous aider. Je n’aurais pas de repos avant de vous avoir délivrée de ce fardeau. Mais alors qu’elles allaient enfin prendre la route, des aboiements de chiens que Marie ne connaissait que trop bien se firent entendre. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les cinq femmes étaient encerclées par le Comte et ses hommes d’armes. Ademar avait refusé de rentrer à son château pour se faire soigner. Un pansement serré comme un bandeau autour de son visage lui couvrait l’endroit où se trouvait autrefois son nez.



Son premier geste fut de jeter la tunique de religieuse de Marie à ses pieds d’un air satisfait. -Il semble que vous ayez oublié vos vêtements sous ma tente, très chère. Dommage pour vous que mes chiens aient si bon odorat. Mais quelle surprise que de retrouver avec vous ces femmes supposées être mortes ! Attrapez les vivantes, je pense qu’elles ont beaucoup à nous apprendre sur les évènements de ces dernières semaines.


Les chevaliers s'avancèrent alors vers les fugitives. Ils prenaient tous l’air le plus menaçant possible mais on pouvait sentir un palpable désarroi devant la situation.


-Je pense qu’il est temps de réveiller votre créature, souffla Marie à Eulalie. -Mais vous savez très bien qu’elle ne peut tuer personne …


-Oui, mais eux ne le savent pas. La vieille femme s’exécuta immédiatement, récitant une incantation dans des paroles que personne autour d’elle ne reconnaissait. Des mots en ancien Celte que lui avaient appris les Sidhes pour contrôler la chimère. Ce sont les ailes de la bête qui se déployèrent en premier du supposé tertre, juste avant que celui-ci ne se dresse sur ses pattes arrière et dévoile son visage à l’assistance.



La chimère poussa alors un cri encore plus puissant que celui de la veille au soir. Terrifiés, les chiens s’enfuirent immédiatement, et les chevaux se cabrèrent tant et si bien que la plupart des chevaliers chutèrent au sol avant de prendre, eux aussi, la poudre d'escampette. Adémar, lui aussi, était tombé, mais sa colère était plus grande que sa peur. Il avait immédiatement compris que c’était Eulalie qui commandait à la chimère. Il courut vers elle si vite qu’il ne fut possible à aucune des filles de se mettre en travers de son chemin et planta une dague en plein dans le cœur de sa cible. Alors que le corps d’Eulalie s’effondrait à terre, la chimère réagit de la même manière que sa maîtresse, s’affalant de tout son long, sans vie. Adémar se retourna ensuite vers les quatre fugitives, mais fut très surpris que son regard atterrisse sur ses propres pieds. Tandis qu’il assassinait Eulalie, Marie s’était emparée de son épée et l’avait faite tournoyer en direction du Comte, tranchant sa tête d’un seul coup bien placé.


Epilogue


Ainsi se termina le règne sanglant du Comte Adémar.

Marie, Aliénor, Berthe et Hermance rentrèrent le jour même à Bavent, les filles que tout le monde pensait mortes comme preuve de leur incroyable récit, et la tête du monstre comme preuve que le cauchemar avait pris fin. Un monstre bien plus humain que ce que les habitants s’étaient laissé croire jusque là. Les plus incrédules se laissèrent convaincre par la vision du Chat d’argile, que Marie avait insisté pour ressusciter à l’aide des dernières gouttes de la boue magique des Sidhes.

L’intégralité des villageois, rendus furieux par ces révélations, se dirigea immédiatement vers le château du comte pour s’attaquer au reste des chevaliers. Mais ils n’eurent pas à combattre, car ces derniers avaient déjà quitté l'endroit sans demander leur reste. Marie resta au village le temps d’organiser des funérailles dignes de ce nom à Eulalie. Malgré l'insistance de ses nouvelles amies pour qu’elle s'installe à Bavent, elle décida de partir dès le lendemain de la cérémonie. -Toute cette aventure n’a pas calmé mon désir de découvrir le monde, bien au contraire. Les histoires d’Eulalie à propos des Sidhes, des Vikings, m’ont donné envie de continuer mon chemin. Je vais prendre la direction de l’est, à la rencontre de ces fameux Vanirviks, et voir où cela m’emmène ensuite. Elle reprit donc la route, mais cette fois-ci sans se cacher derrière une robe de religieuse. Elle avait récupéré le cheval du Comte, et gardé son épée à la ceinture. Bien mal avisé celui qui s’attaquerait à elle. Et si jamais on voulait la surprendre pendant la nuit, une chatte faite d’argile mais bien vivante saurait la prévenir du danger. Marie renomma l’animal Eulalie, en souvenir de celle qui, la première, donna vie aux, aujourd’hui célèbres, poteries de Bavent.


FIN





0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page