Le combat entre Minerve et la Niskai faisait rage, et on pouvait dire que la divinité romaine n'en menait pas large. Effectivement, toute déesse qu’elle était, se battre contre une créature constituée d’eau ne lui permettait pas de l’empoigner, et sa lance d’or passait immanquablement à travers le corps de son ennemie sans lui causer le moindre dommage.
La Niskai semblait par contre avoir parfaitement compris comment utiliser les pierres magiques de Gersimi qui flottaient au milieu de son corps, utilisant leur pouvoir pour aspirer l’énergie vitale de Minerve. Pour contrebalancer la situation, les soldats romains restaient toujours plus nombreux que les guerrières celtiques, bien aidés en cela par la chouette géante de la déesse, qui, impuissante contre la Niskai, dirigea alors ses efforts contre les troupes ennemies. Elle plongeait sans relâche dans les formations des guerrières, emmenant ses proies au plus haut dans les airs pour les faire ensuite tomber au sol, s’écrasant comme de vulgaires œufs qu’on aurait lâchés sur des pierres. - Je crois que j’ai une idée pour te faire atteindre tes pierres, dit Göngu en souriant. - Je serais étonnée que la moindre réflexion utile puisse atteindre la boîte qui te sert de crâne, répondit Gersimi d’un ton sec. - Et pourtant, c’est bien moi qui me suis joué de toi il y a quelques heures à peine, lui rétorqua-t-il d'un air narquois avant d’exposer son plan à ses camarades d’infortune. - C’est l’idée la plus stupide, dangereuse et incertaine que j’ai jamais entendu, s’insurgea Folker quand Göngu eut fini son petit exposé. Si la moindre des étapes tourne mal, nous mourrons tous et la course du futur serait toujours compromise. - Et pourtant, je dois avouer ne pas avoir de meilleure option, regretta Gersimi. Après tout, si Rollon s’est fait bannir de Norvège, c’est bien parce qu’un plan tout aussi tiré par les cheveux lui avait permis de voler la couronne du roi. - J’ai entendu parler de cette histoire, répondit Folker, mais là ce n’est pas Rollon, le roi des voleurs, qui nous accompagne. Seulement le piteux Göngu, roi des abrutis ! Un sourire incontrôlable envahit alors le visage du voleur. - Me voilà démasqué, avoua Rollon. Depuis quand as-tu deviné mon identité réelle?
Sous le regard interdit de Folker, Gersimi répondit avec désinvolture.
- Depuis cette nuit. Tu as une brûlure dans le bas du ventre qui correspond exactement au châtiment que le roi de Norvège est réputé pour faire infliger à tous les voleurs. Et la plupart de ceux qui ont osé voler quoi que ce soit dans son château sont morts des suites de cette torture … Sauf toi.
- Et tu m’as tout de même laissé pénétrer chez toi sachant qui j’étais ?
- Je ne pensais pas que tu aurais le culot de voler une bifroster, ou du moins pas d'objets aussi dangereux que des éclats de bifrost! Voilà qui m’obligera à être moins sûre de moi à l’avenir, enfin si l’on s’en sort.
Noctua était le nom de la chouette de Minerve. Elle avait suivi sa maîtresse dans bien des combats auparavant, mais c’était la première fois qu’elle sentait la déesse en réelle difficulté. Elle ne pouvait s'empêcher de venir, par désespoir régulièrement picorer la tête de la Niskai pour essayer de lui venir en aide, mais elle se faisait automatiquement rabrouer par Minerve. Ses ordres étaient clairs : Quelle que soit l’issue du combat entre les deux divinités, l’oiseau devait rester concentré à faire goûter ses griffes aux troupes au sol afin d’aider les soldats Romains, eux aussi débordés entre les tirs de flèches et les vagues créées par les jambes de la Niskai qui les emportaient par paquets de dix. C’est alors qu’elle entendit un bruit étrange. Elle n’aurait su décrire si c’était un chant ou un cri, mais le son envahit toute sa colonne vertébrale d’un frisson inattendu. Noctua tourna immédiatement la tête vers son origine et vit trois personnes aux costumes étranges à l’orée de la forêt. Leur apparence n’était ni Celte ni Romaine et ils faisaient de grands signes de bras dans sa direction. Le chant poussé par la femme du groupe avait beau lui être d’origine inconnue, elle ressenti dans tout son être qu’il était amical. Un simple coup d'œil vers Minerve renforça en elle l’idée qu’elles ne gagneraient jamais ce combat et que quitter le champ de bataille une minute pour un vol rapide vers ces étrangers était un risque à prendre s'ils avaient une solution à lui offrir.
La chouette était tellement massive que le sol trembla autour des voyageurs temporels lorsqu’ elle atterrit devant eux, manquant de les faire tomber à la renverse.
- Folker, c’est le moment de donner tort à tous ceux qui se moquent de ton latin antique, dit Gersimi à l’oreille de son ami.
Peu rassuré, l’intendant fit quelques pas tremblants en avant vers l’animal. Il avait peine a discerner si ses plumes étaient seulement dorées où si la créature était faite de métal. Mais ce n'était pas le moment de se poser de telles questions et Folker déclama du mieux qu’il pouvait une proposition d’alliance.
- Mon amie ici présente est la propriétaire des pierres qui donnent tant de force à votre ennemie. Aide nous à les récupérer et l’équilibre du combat sera rétabli.
Un instant méfiante, Noctua entendit un bruit de craquement fracassant et terrifiant venant du côté de la bataille. La Niskai venait de briser la lance de Minerve et avait réussi à saisir sa tête dans ce qui lui servait de mains. Le visage de la déesse était noyé dans l’eau polymorphe et une étrange lumière venant des éclats de bifrost semblait aspirer la vie de son corps qui se débattait avec de plus en plus de peine...
Le temps n’était pas à la réflexion, mais à l’action. Comme cela lui était proposé par Folker, la chouette prit donc son envol vers la créature avec Gersimi accrochée à ses serres.
Si on lui avait décrit la situation une journée auparavant (ou 900 ans plus tard si l’on suit la relativité du temps de ce récit), Gersimi aurait eu du mal à s’imaginer observer la terre d’aussi haut deux fois dans la même journée. Le bon côté des choses était qu’elle avait donc eu droit à un peu d’entrainement pour pouvoir diriger sa chute.
Une fois au-dessus du monstre liquide, la bifroster reprit son souffle et se laissa donc tomber avec précision sur le haut du crâne de la Niskai et pénétra à l’intérieur du corps de la créature aussi simplement qu’on plonge dans une mare.
Mais il existe une différence majeure entre un plongeon dans une mare et dans une Niskai. C’est que la mare ne se met jamais ô grand jamais à communiquer avec vous. A l’instant même où elle se retrouva à nager à l’intérieur de la créature, Gersimi entendit une voix pénétrer son crâne. Il s'agissait plus certainement d’une transmission de pensée que de véritables sons, car Gersimi en comprenait chaque mot très distinctement, comme si la divinité s'exprimait dans sa langue.
- Qui pénètre ainsi dans mon corps ? Vous n’êtes pas un de ces envahisseurs, quelles sont vos intentions ? demanda la créature.
Gersimi ferma les yeux, et se concentra pour répondre de la même manière, sans même avoir à ouvrir sa bouche.
- Je suis celle à qui les pierres que vous utilisez pour accroître vos pouvoirs appartiennent, et je me dois de les récupérer. -Je ressens effectivement la même énergie émaner de votre corps que de ces pierres. Qu’il ne soit pas dit que la Niskai soit une voleuse, je vous promets de vous rendre votre dû dès que j’en aurais fini avec mon ennemie. Je n’aurais pas la capacité de la tuer sans elles.
- J’en ai conscience. Et j’en suis désolée, mais je ne peux pas vous laisser faire ça. Cela peut paraître compliqué, mais je viens du futur, et ce combat s’est déjà déroulé. En changer l’issue remettrait en cause presque mille ans d’histoire et signerait la négation de générations entières qui ont pourtant existé. L’espace et le temps sont construits sur des équilibres fragiles, et en changer le cours pourrait avoir des conséquences catastrophiques. Gersimi regretta aussitôt son honnêteté. Elle sentit le liquide se resserrer autour d’elle, et bloquer ses mouvements. Elle ne percevait pas seulement des sons de la part de la Niskai, mais aussi des émotions. Et l’émotion qui lui parvenait était celle de la colère.
- Quelle effronterie que votre discours. Ces générations ont peut-être existé pour vous, mais ce n’est pas parce que vous venez du futur que nous ne sommes pas dans le présent. Dans mon présent ! Et c’est bien dans ce présent que se situe mon combat. Les poissons de ce fleuve, la végétation de ces forêts, ces fières guerrières qui défendent ce territoire. Tout ce qui existe ici doit sa prospérité à mon existence même, et il est hors de question que je les abandonne au prétexte que vous venez d’une réalité où cela a été perdu. J’ai ce pouvoir en moi et je ne laisserai pas cet avenir néfaste devenir ma réalité. Gersimi luttait pour nager vers ses pierres qui semblaient à portée de main, mais la pression de l’eau se faisait de plus en plus forte autour de son corps, bloquant ses mouvements, et elle sentait qu’elle arriverait très vite à bout de souffle. - Regardez le visage de mon ennemie, insista la Niskai. Elle s’appelait autrefois Athena et commanda les armées Grecques des siècles durant. Puis, quand le pouvoir a déménagé à Rome, elle n’a pas hésité à changer de nom, à changer de peuple pour assurer sa survie. C’est sur ce genre d'hypocrisie que votre futur est construit ? La seule chose qui la guide est sa soif de conquête, son désir colonialiste, et la destruction de tout ce pourquoi j’existe, et je ne peux la laisser faire. - Dans le futur, elle a déjà été oubliée, et les habitants de ces terres prient un nouveau dieu venu d’orient, argumenta Gersimi. Les divinités de mon peuple ont toutes disparues il y a fort longtemps au cours d’une guerre sans pitié, le Ragnarok, qui brisa le grand arc en ciel dont ces cristaux sont issus. Les déesses et les dieux meurent, et passent, comme toutes choses, mais la vie continue. C’est un cycle que même vous ne pouvez briser. - Mais je peux te briser toi. Sur ces mots, Gersimi sentit le liquide se resserrer d'autant plus fort autour d’elle qu’il semblait se resserrer autour du visage de Minerve/Athena, cherchant à pénétrer directement son corps et la suffoquer de l’extérieur comme de l’intérieur. Les dernières réserves d’air de ses poumons s’étaient toutes transformées en carbone et elle se mit à cracher de grosses bulles tandis qu’elle perdait le contrôle et que l’eau l’envahissait.
La noyade était inévitable et au moment de perdre connaissance elle imagina Turold qui avait mis sa confiance en elle, la petite Astrid qui attendait son cours de sorcellerie quelque part dans le futur, tous ses amis qui n’existeraient peut être jamais.
Elle sentit à peine les quatre bras qui l’enlacèrent au même moment; mais ressentit fortement la grande chaleur dégagée par ses éclats.
En effet, Le plan mis au point plus tôt par le roi des voleurs se déroulait en fait comme prévu. Il impliquait que Folker et Röllon grimpent aussi sur la chouette de Minerve.
Puisque c'était la panique de la noyade qui avait provoqué ce voyage, c'était vraisemblablement une autre noyade qui allait créer les conditions d'un retour.
Ils avaient attendu que Gersimi attire l'attention de la Niskai sur elle, pour plonger à leur tour puis nager en direction des neufs pierres afin de les récupérer avant de revenir vers la sorcière au moment où celle-ci perdrait connaissance.
Ils enlacèrent Gersimi avec la force du désespoir, priant pour que celle-ci ait tenu et que ça ne soit pas une enveloppe inerte qu’ils tenaient entre leur bras.
Des éclats de Bifrost sortit soudain une onde de choc d’une puissance phénoménale, accompagnée d’une lumière aveuglante et la Niskai explosa littéralement, libérant Minerve dans une gerbe d’eau gigantesque qui retomba comme une pluie sur le champ de bataille. Une pluie à travers laquelle les rayons du soleil créèrent un arc en ciel parfait, surplombant le triste spectacle d’un champ de bataille maintenant uniquement dominé par l’armée romaine.
…
Le problème avec les voyages dans le temps, c’est que comme la terre est toujours en mouvement, on peut peut-être décider de “quand” on va, mais le “où” est rarement précis. Cette fois-ci, ce n’est pas dans les airs mais sous l’eau que Folker ouvrit les yeux. Toujours enlacé à Gersimi et Röllon, ils réussirent sans trop de peine à tirer la bifroster inconsciente sur la rive du fleuve. - Il faut absolument lui faire du bouche à bouche pour évacuer l’eau de ses poumons, s'exclama Röllon, essoufflé.
- Ne t’approche pas d’elle, ce n’est pas parce que ton plan a fonctionné que je me suis mis soudainement à te faire confiance ! hurla Folker, tout ceci ne serait pas arrivé sans tes jeux d’imbécile. Il se pencha au-dessus de Gersimi qui ne respirait plus et lui pinça immédiatement le nez afin de lui souffler dans la bouche. Il avait beau être complètement trempé, on pouvait facilement discerner que certaines des gouttes coulant le long de ses joues étaient des larmes.
- Je te jure que si elle meurt, tu n’auras pas d’endroit sur terre où te cacher pour éviter ma colère, menaça-t-il d’une voix tremblante entre deux respirations.
Heureusement pour les nerfs de l’intendant, le suspense fut de courte durée. Gersimi était une personne solide et, quelques bouffées d’air plus tard, elle recracha une gerbe d’eau impressionnante avant de reprendre ses esprits. - Ca a marché ? demanda-t-elle tout de suite. - J’en ai bien l’impression, répondit Folker dont les larmes de joie avaient remplacé celles de l’angoisse. Regarde ces toitures au loin ! Je reconnais les couleurs de Thorulf au-dessus de la bonne ville de Touques ! - Ou sont mes pierres ? Où est Rollon ? Folker se retourna en direction du voleur, mais celui-ci avait disparu. Sur une petite souche de bois trônaient à sa place les neuf éclats de Bifrost qu’il y avait déposé avant de prendre la fuite. - Il aura au moins eu le bon goût de me laisser les cristaux, ironisa Gersimi en les ramassant. - Je suppose que c’est la peur des ennuis qu’ils peuvent lui attirer qui a guidé son geste plutôt que la générosité. J’espère qu’il finira en prison. - Quoi qu’il en soit, je ne suis pas fière du faux espoir que nous avons fait briller à la Niskai et à ces femmes … Je comprends pourquoi les voyages dans le temps sont un tel tabou chez les bifrosters . Mais je suis aussi simplement heureuse que nous soyons en vie. Au vu de la position du soleil, il est encore tôt et nous pourrions même rejoindre la ville et nous sécher avant qu’on remarque notre disparition. Je n’aurais qu’à réfléchir à une excuse pour l’absence du bateau parti avec nous … - J’aurais tout de même voulu poser une question à Rollon avant qu’il s’en aille, ajouta Folker. Je me demande bien s’il est aussi apparu dans le ciel lors du premier voyage, et comment il s’en est tiré si c’est le cas.
…
Malheureusement pour l’alibi de Gersimi, Folker et elle étaient certes apparus à la même heure que celle de leur départ, mais une journée plus tard ! Tous les gens d’armes de la ville étaient à leur recherche et la disparition spectaculaire du bateau était sur toutes les lèvres des habitants.
La bifroster dut ravaler sa fierté et avouer toute la mésaventure à Thorulf qui ne lui en tint jamais rigueur.
- Ce que je vois dans cette histoire, c’est que tu es capable de te sortir des pires situations sans tes artefacts magiques. C’est ton courage et ta ténacité qui m’ont poussé à t’engager comme tutrice de ma petite Astrid, et je suis toujours persuadé que tu seras la meilleure professeure de magie qu’on puisse imaginer.
C’est sur ces mots que Gersimi vit arriver pour la première fois la jeune Astrid.
Et dès le premier regard, elle sentit une connexion aussi magique et indescriptible que celle qu’elle avait eu avec la Niskai.
De celles qui défient la rationalité, l’espace et le temps, et sont le ciment des plus belles histoires d’amitiés …
Un épisode écrit par Thomas Lesourd, relu et corrigé par Céline Vanrapenbuch.
Post scriptum
Si nous sommes incapables aujourd’hui de savoir si le voyage dans le temps de nos amis a eu un quelconque effet sur quoi que ce soit, il est intéressant de noter que la ville de Touques reste un haut lieu de voyages temporels. Chaque année, il est effectivement possible aux habitants et aux touristes de voyager eux aussi de neuf-cents ans en arrière grâce aux “Médiévales de Touques”, un festival populaire qui vous permet de vivre chaque mois de juin comme si vous étiez au moyen-âge.
Niskai est un terme utilisé pour désigner l'un des esprits de l'eau et des déesses de la mythologie celtique .
Les Niskai sont également considérées comme des déesses dans le néo-paganisme . Source pour les anglophones ici : https://www.sacred-texts.com/cla/moc/moc13.htm
Magnifique Noctua de Sophie Moutier